Goldwyn: Mme de Villedieu — La Transformation théâtrale : de l’héroïsme à l’épicurisme galant

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Mme de Villedieu débuta sa carrière littéraire comme dramaturge et écrivit trois pièces de théâtre dont deux tragi-comédies, Manlius et Le Favori, et une tragédie, Nitétis. Toute son œuvre théâtrale parut entre 1662 et 1665 sous son nom de jeune fille, Marie-Catherine Desjardins.

Dans deux ouvrages postérieurs, Les Annales galantes publiées en 1670, et surtout dans son œuvre posthume, Le Portrait des faiblesses humaines, parue en 1683, Mme de Villedieu énonce sa pensée sur son traitement et sa révision de l’Histoire : le véritable motif des grandes machinations historiques est placé dans l’univers passionnel des grands, dévoilant ainsi leurs faiblesses et leur égomanie. Établissant donc la passion amoureuse comme l’ingrédient vital qui impulse les intrigues de l’histoire politique, elle accorde aux femmes un rôle primordial. Cette érotisation de l’histoire1 est le sujet de son théâtre.

Car quoi qu’il plaise à certains auteurs graves de soutenir, l’amour est aussi vieux que le monde ; de tout temps les plus grands hommes ont été soumis à sa domination et si quelques-uns ont su cacher la faiblesse de leur cœur, cette sagesse tant vantée n’a réglé qu’un extérieur où le secret de l’âme ne répondait pas.2

L’œuvre dramatique de Mme de Villedieu reflète donc le bourgeonnement d’une réflexion morale qui s’est ultérieurement développée dans la fiction romanesque. Le théâtre lui avait permis de représenter les passions dans leur état paroxystique en révélant ce qu’elle appelle « l’égarement » de l’homme troublé par ses passions. Elle y explorait les ramifications néfastes et destructrices de ce dérèglement qui domine l’homme dans son univers public et privé. Ces résonances historiques et morales se retrouvent plus tard dans ses nouvelles historiques et, tout particulièrement, dans l’ouvrage qui signe l’aboutissement de son œuvre, Le Portrait des faiblesses humaines.

À première vue, dans son théâtre, ce sont les personnages masculins, détenteurs de pouvoir, qui semblent souffrir de cette inconsistance morale. Cependant, je souhaite explorer dans cette étude l’importance des héroïnes, notamment Camille, Nitétis et Elvire, voir comment leur comportement influe sur la déconstruction des valeurs héroïques et impulse le glissement vers un épicurisme galant. De Camille à Elvire, Mme de Villedieu fait le procès de la vertu car, selon elle, cette vertu austère et ombrageuse cache toujours une faille, une faiblesse, sinon pourquoi l’affecter ainsi à outrance ? Elle démontre que la vertu peut être un déguisement avantageux de l’intérêt de soi.

Les trois pièces3 mettent en scène des héroïnes qui sont représentées selon une structure binaire4: Camille et Omphale dans Manlius ; Nitétis et Mandane dans Nitétis ; et Lindamire et Elvire dans Le Favori. Les deux premières pièces s’articulent autour de couples d’héroïnes qui se veulent des parangons de vertu. Les substantifs « vertu », « gloire » et « devoir» ponctuent leurs discours. Les héroïnes s’opposent avec véhémence aux tyrans, Torquatus dans Manlius et Cambyse dans Nitétis, essayant de leur faire entendre raison et de transformer leur comportement transgressif. Torquatus, le consul romain, retrouvera sa raison, il sera « rendu à lui-même » ainsi qu’il l’affirme, et la pièce se terminera sur un double mariage, tandis que dans Nitétis, Cambyse, le roi des Perses, l’esprit obnubilé par sa passion incestueuse se suicidera en déclarant : « Ma raison a si peu conservé son empire » (IV.i.977). Le Favori se distingue par la bipolarisation des héroïnes qui signale la mise en opposition de deux univers antagonistes : la vertueuse et sage Lindamire adhère à l’éthique périmée de la générosité, tandis que sa rivale, la volage Elvire, le « caméléon de cour », désabusée et hypocrite, à la morale équivoque, reflète un avant-goût de libertinage. La grandeur morale est remplacée par un épicurisme galant démuni de culpabilité et suscité par l’intérêt de soi et la poursuite du plaisir. L’intérêt de soi et le bonheur individuel œuvrent à la déconstruction de la mystique amoureuse néoplatonicienne — de l’amour bien fondé — , de cette constance amoureuse dont le début du siècle était imprégné. Heureusement, comme le proclame Elvire : « le siècle est bien guéri de cette maladie » (IV.i.914).

Manlius5, la première pièce de Mme de Villedieu, engendra toute une polémique et déclencha la critique de Donneau de Visé6 . Celui-ci reprochait d’une part à la dramaturge l’entorse faite à l’Histoire romaine de Tite-Live (VIII, 6-7), en particulier le revirement final du consul romain, Torquatus. Sous la plume de Mme de Villedieu, celui-ci gracie son fils, Manlius, au lieu de l’exécuter pour avoir désobéi aux ordres du Sénat et porté les armes contre les Latins. De surcroît, elle transforme le consul romain en un barbon galant, égomane, au discours érotique, qui convoite Omphale, une princesse épirote prisonnière de guerre, dont son fils est épris. L’éthique romaine fondée sur la gloire, l’honneur et le devoir est déconstruite, puisque l’auteure met en scène un consul aux prises avec la concupiscence, vacillant entre sa passion et son devoir jusqu’au dénouement où, dans un geste magnanime, il accorde la vie à son fils, lui cède Omphale et accepte d’épouser Camille, la veuve de Décius, le second consul. Avant de se sacrifier pour la gloire de Rome dans la bataille contre les Latins, Décius, véritable héros et ami de Torquatus, lui avait offert sa vertueuse femme en gage.

D’autre part, Donneau de Visé lui reprochait aussi l’invention du personnage féminin de Camille, qui ne figurait pas, disait-il, dans le texte de Tite-Live et dont le rôle lui paraissait tout à fait superflu. Paradoxalement, Manlius s’ouvre et se ferme sur Camille, personnage séminal dans la structure de l’œuvre et dans la progression du théâtre de Mme de Villedieu. La pièce débute par une question posée par Camille : « Puis-je croire, Pison, cette étrange nouvelle ? » (I.i.p.1,1). L’étrange nouvelle se rapporte à la révélation des amours secrètes d’Omphale et de Manlius que Camille dévoile au consul. Moteur de l’intrigue, cette nouvelle suscite chez le consul amoureux une intense émotion. Prisonnier de sa libido, il prend la décision de faire exécuter son fils dont il est jaloux et d’épouser la jeune Omphale.

Mme de Villedieu, n’exploite ni ne développe le sentiment de la jalousie chez les deux héroïnes. Au contraire, après un moment de défaillance où, emportée par la colère, Camille s’indigne d’avoir « une esclave, une infâme, un monstre pour rivale » (III.i.p.31, 22), elle reprend ses esprits et retrouve la voie de la raison, de la sagesse et du devoir. S’insurgeant contre la passion amoureuse et la défaillance des hommes, Camille se fera un plaisir d’en évoquer les dangers et les dérèglements :

Les pièges de l’amour sont presque inévitables,
Il remplit les esprits de vaines fictions, (I.ii.p.4,2–3) blockquote>

Elle n’hésite pas à rappeler au consul vacillant et tergiversant que son mépris des lois est une grave offense. Cependant, coincé dans sa monomanie, Torquatus est prêt à transgresser toutes les lois : la loi politique (Rome), la loi juridique (le mariage) et la loi naturelle (l’exécution de son fils).

Camille a été promise à Torquatus par son mari « Pour un gage éternel d’une ardente amitié » (I.iii.p.7,2). Représentante de la loi romaine, elle transcende tous les espaces, aussi bien masculins que féminins. Elle a du pouvoir sur l’armée, offre à Manlius et Omphale de fuir et songe même à tuer Torquatus de ses propres mains. Ce qui distingue Camille et rend son rôle primordial, c’est le fait qu’elle seule, « la triste moitié du plus grand des héros » (I.ii.p.2,13), ainsi qu’elle se définit, puisse rappeler à Torquatus les lois qui interdisent toute mésalliance entre un consul romain et une prisonnière. Cette infraction juridique est encore plus grave que le projet infanticide du consul amoureux et jaloux. Un consul romain ne peut pas souiller son sang par une mésalliance car Rome n’accepterait pas « un indigne hyménée ».

Pour parvenir à son but et afin de devenir la moitié du premier consul, Camille emploiera toutes sortes de stratagème de manière à faire échouer le plan de Torquatus. Il fallait donc inventer Camille pour introduire la grandeur romaine dont Décius fut le symbole : cette affirmation dispendieuse de soi 7 , ce souffle, cet élan, cette énergie qui manquent à Torquatus. Ce dernier récuse la gloire généreuse de Décius en affirmant que sa dévotion à la raison d’État n’était qu’une motivation intéressée et que Décius pensait plus à son immortalité qu’à la gloire de Rome. Mais Décius est mort. Il appartient à une ère révolue et cette pièce marque le début d’une époque où primera dorénavant l’intérêt de soi.

Après la métamorphose finale de Torquatus, Camille lui restitue son estime et lui accorde sa main. Il ne sera plus question d’empêcher le mariage des jeunes amoureux. Au contraire, le consul, maintenant réformé, lève tous les interdits qui pesaient sur leur union et, en guise de clôture, il déclare : « Je puis vous élever au but de vos souhaits » (V.vii.p.73,7).

Le deuxième personnage féminin de cette structure binaire, Omphale, objet du désir et du fils et du père, héroïne à la « vertu sublime », est prête à s’auto-immoler si l’on porte atteinte à son amant, Manlius8. Pour échapper à l’emprise du tyran, sa seule arme est l’autodestruction. Étrangère, prisonnière de guerre et victime, elle a la loi contre elle, tandis que le statut de veuve de consul romain confère à Camille du pouvoir en la situant sur un plan d’égalité avec Torquatus.

Nitétis9, la deuxième pièce de Mme de Villedieu est une tragédie dont la matière est encore une fois tirée de l’Histoire. Cette fois-ci, elle se tourne vers Hérodote dont Les Histoires10 qui, venaient d’être rééditées, n’étaient pas connues pour leur véracité historique. Cependant dans le livre III (3,2–4l et 3,10–37), Hérodote fait le récit de Cambyse II11, le fils épileptique, tyrannique et cruel du célèbre Cyrus qui, sous la plume de la dramaturge, se transforme en un frère incestueux. Cette pièce ne fut pas très bien reçue et Mme de Villedieu l’atteste elle-même. En altérant Les Histoires d’Hérodote, elle rend Cambyse encore plus exécrable dans sa monomanie — son obstination sexuelle — pour sa sœur, Mandane. Afin d’officialiser l’inceste en Perse, il souhaite l’épouser et proclame que personne ne peut s’opposer à ses voeux :

Où manquait la raison, j’ai fait agir la force,
J’ai contraint mes sujets à l’inceste, au divorce ; (IV.ii.1101-2)

Il va même jusqu’à tuer son frère, Smiris, qui n’est après tout qu’un sujet comme les autres. Face à l’égocentrisme dominateur de Cambyse, Smiris oppose des vers teintés de liberté et de dégoût pour les actions du tyran : on y décèle une critique de l’absolutisme qui confronte l’autonomie du sujet au pouvoir d’un monarque absolu, tyrannique et incestueux.

Cependant, cette pièce s’articule autour de Nitétis, une princesse égyptienne12 , l’épouse loyale et dévouée de Cambyse. Elle constitue un personnage fantôme dans Les Histoires d’Hérodote puisqu’il ne la mentionne qu’en passant, elle l’est d’autant plus que Cambyse ayant eu plusieurs épouses elle n’aurait eu que le statut de concubine. Cette reine à la vertu ombrageuse représentée comme l’opposée morale, le double renversé de son époux, devient l’héroïne de la pièce.

Bien qu’elle abhorre Cambyse, elle ne se rebelle pas contre lui car il est de son devoir d’obéir à son mari et à son roi, ainsi qu’elle le déclare :

Quels que soient les désirs d’un cœur comme le mien,
Quand le devoir lui parle, il n’écoute plus rien ; (V.ii.1271–2)

Nitétis n’aime pas Cambyse mais respecte les lois, tandis que le roi méprise tant Nitétis que les lois. Il est prêt à répudier son épouse légitime pour la remplacer par sa propre sœur, qui est pourtant amoureuse d’un autre. La jalousie féminine ne sera pas non plus exploitée dans cette pièce. Mandane, objet du désir comme Omphale dans Manlius, veut se suicider le soir même de ses noces. Nitétis, adhérant à son devoir d’épouse royale, conserve même dans l’adversité le discours de l’honneur, de la vertu et du dévouement. Contrecarrer les plans de son mari et se venger ne sont pas des solutions envisageables. Au lieu de céder à ses passions à l’instar de son époux, elle lutte contre tous ses désirs et se retranche derrière ce « rigoureux devoir » et sa foi en proclamant à Phameine, un prince égyptien prisonnier de guerre de Cambyse, qui l’aime et dont elle partage les sentiments :

Ces propos enchanteurs et de feux et de flamme :
La majesté du trône et les lois de ma foi
Ont mis tant de distance entre l’amour et moi. (III.i.670–2)

Mais quel est ce devoir auquel fait référence Nitétis dans la pièce ? Est-ce un idéalisme moral, une éthique de la vertu et du devoir ou ne serait-ce pas plutôt le désir de sauvegarder sa réputation ? Il est vrai que partager l’univers du tyran n’aboutit qu’à un assujettissement qui interdit l’action. Cependant vouloir conserver la mémoire du défunt paraît tout à fait paradoxal après le suicide de celui-ci, surtout quand elle déclare à Phameine qu’elle ne l’écoute « qu’en veuve de Cambyse ». Au-delà de l’apparence d’un moralisme rigide et de la volonté de ne pas vouloir être soupçonnée de collaboration contre le tyran, émerge l’amour d’elle-même 13, cet orgueilleux souci de son image à ne pas flétrir.

Au deuxième acte, lorsque Cambyse se rend compte que sa femme a aimé Phameine et lui fait des reproches, la réponse de Nitétis est des plus ambiguës :

C’est en toi mon honneur et ma gloire que j’aime,
Et je n’y trouve rien de charmant que moi-même. (III.ii.833–4)

À la fin, après le suicide de Cambyse, elle tient le même discours à un Phameine éploré et perplexe devant son refus inexplicable de vouloir l’épouser : « Et si vous m’êtes cher » – déclare-t-elle –« j’aime encore plus ma gloire » (V.iv.1384).

Mais toute cette vertu que déploient Camille et Nitétis ne serait-elle pas au contraire une posture ou une imposture politique ? Camille n’aime pas Torquatus bien qu’elle lui soit promise. Cependant elle éprouve de la jalousie, « une rage », lorsqu’elle apprend que Torquatus a promis le mariage à Omphale. Omphale usurpe non pas le cœur de Torquatus mais la place politique que Camille convoite car, après tout, ce n’est que grâce à un autre mariage qu’elle pourra conserver le statut privilégié d’épouse du consul. En ce qui concerne Nitétis, elle dit vouloir préserver la mémoire de son mari qu’elle abhorre et se sacrifie au nom d’un devoir imaginaire qu’elle s’impose. Serait-elle une des dernières héroïnes généreuses ? Elle libère Phameine et lui rend l’Égypte. Veuve, elle est, elle aussi, finalement libre et la Perse pourrait lui appartenir mais la pièce se clôt sur un double questionnement, une double incertitude : Nitétis sera-t-elle reine et épousera-t-elle Phameine qui l’aime ? Les derniers vers reviennent cependant à Mandane qui souhaite dorénavant «Établir dans ces lieux l’allégresse et la paix ». Voilà une tragédie qui finit bien mais à qui revient le sceptre ? À la veuve ou à la sœur ?

Le Favori14, la troisième et dernière pièce de Mme de Villedieu fut intitulée au départ La Coquette ou le favori. Pour cette dernière pièce, Mme de Villedieu abandonne l’Histoire et s’inspire d’une pièce espagnole de Tirso de Molina, El Amor y la amistad.

Le Favori ne met en scène ni vrais héros, ni héros ratés. Nous ne sommes plus dans un univers peuplé de grands conquérants comme les Romains, les Perses ou les Égyptiens. Au contraire, nous nous retrouvons dans un espace restreint, la maison de campagne du favori du roi de Barcelone, Moncade. Bien que ce dernier soit indispensable au roi et qu’il se soit distingué par sa bravoure, il est réduit à l’assujettissement et à attendre la reconnaissance capricieuse du roi. Aristocrate déchu, angoissé par son état de dépendance face à la volonté du souverain et jalousé par la foule des courtisans qui l’entoure, Moncade souhaite se distinguer par la constance de l’amour qu’il porte à Lindamire. Dans cette société oisive où tous s’amusent, s’épient et s’entre-déchirent pour obtenir la faveur du roi, le Favori tente d’échapper à la servitude de son titre en aimant d’un amour pur et tendre. Recherchant la solitude pour s’entretenir avec la femme qu’il aime, il se plaint de son sort à son ami et allié, Don Alvar :

Enfin, nous voilà seuls, cette foule importune
Qu’attache auprès de moi l’éclat de ma fortune, (I,i,1–2)

Écrite la même année que l’inauguration de Versailles, la pièce renvoie à un moment crucial de la réalité politique contemporaine, la disgrâce réelle de Nicolas Fouquet, surintendant des finances, et s’articule autour de la disgrâce feinte de Moncade. En montant un stratagème, le roi de Barcelone parvient à percer les intentions perfides de ses courtisans. Il peut ainsi les circonscrire avant de rétablir Moncade, qui triomphe des envieux et des médisants. Donc l’exil de Moncade n’est qu’une illusion, un leurre suprême auquel met bon ordre la magnanimité du roi de Barcelone.

La constance, qualité suprême en amour, est ce qui permet à Moncade d’accéder au mythe révolu qu’est la gloire. Cet élan vertigineux que ressentait le généreux – ce libre arbitre – est passé de mode. Moncade ne dépend plus de lui-même même sur le plan affectif. Le moment de crise existentielle passé, il reviendra à la réalité et restera un favori, dont les fonctions dépendent du bon vouloir du souverain. Marc Fumaroli affirme que le favori se situe dans le registre de la vie privée du monarque et que « le mot favori n’apparaît jamais dans le vocabulaire officiel. Il désigne une sorte de marginal, au même titre ou presque que les maîtresses royales 15».

Lindamire est aimée de Moncade et Élvire, la coquette, le convoite car il est le favori du roi. Dans l’éventail des jeunes héroïnes amoureuses, Lindamire reste la plus audacieuse dans la mesure où elle est prête à s’exiler avec l’homme qu’elle aime, alors que la vertu d’Omphale l’en empêche. Omphale et Mandane menacent de se suicider pour échapper à la monomanie du tyran tandis que Lindamire qui appartient à un autre univers est prête à subir les conséquences de son amour16.

Volage, cynique et désabusée, Élvire considère Moncade comme un simple, amusement, une amourette. Ce qui l’intéresse, c’est compter « fleurette », comme l’affirme Mme de Villedieu dans sa dédicace au duc de Saint-Aignan. Élvire se moque de l’amour idéalisé qu’elle ridiculise et parodie, ce qui l’intéresse ce sont les jeux de séduction et de manipulation. En se proclamant l’amie intime de Lindamire qu’elle n’aime pas, elle dévoile son machiavélisme de séductrice perverse et se montre prête à tout (la tromperie, la dissimulation, la manipulation) pour la séparer de Moncade. Elle ne se soucie ni de sa vertu ni de sa gloire. Au contraire, ce qu’elle revendique envers et contre tout, c’est de disposer librement d’elle-même pour poursuivre son bon plaisir : « Mais je m’aime beaucoup et j’aime fort à plaire » (II.i.437). Son unique appartenance est le plaisir, le divertissement. En transgressant les normes d’un monde régi par la religion et les lois civiles, elle devient un des personnages avant-coureurs des libertins du dix-huitième siècle.

Dans cet univers de transformation où la nouvelle anthropologie de l’égocentrisme avide de divertissement, de puissance et de bonheur remplace l’ancienne, le personnage de la coquette atteint son apogée. À cet égard, Jean Rohou écrit : « les nouvelles et les comédies de mœurs dépeignent plus que jamais une société dominée par la jouissance et le profit… et au théâtre, le principal rôle féminin devient celui de la coquette intrigante17 ».

De Camille à Élvire, de 1662 à 1665, Mme de Villedieu signale dans son œuvre théâtrale l’effondrement des valeurs héroïques au profit de l’intérêt de soi et de l’épicurisme galant dont sa coquette sera emblématique. Dans cette société curiale démunie de grands sentiments, où règne l’interchangeabilité des partenaires, le dernier mot appartient à la coquette qui déclare : « Et Dom Lope m’attend qui m’en va consoler ». L’amour n’est qu’un jeu bien divertissant.

New York University

NOTES

1René Démoris, “Écriture féminine en Je et subversion des savoirs chez Mme de Villedieu," Femmes Savantes, Savoirs des femmes, ed. C. Nativel (Genève: Droz, 1999) 198-199.

2 Mme de Villedieu,Le Portrait des faiblesses humaines (Amsterdam: Henrie Desbordes, 1686). 40-41.

3 Faute d’édition moderne adéquate pour Manlius, j’ai consulté celle de Barbin de 1662 qui est sans versification. J’ai donc ajouté, après les numéros d’actes et de scènes, le numéro des pages et compté les vers qui correspondent uniquement à la page indiquée. Tandis que pour Nitétis et Le Favori, je me suis servie des deux éditions de Perry Gethner, Femmes dramaturges en France (1650-1750) Pièces Choisies (Paris, Seattle, Tubingen : Biblio 17, 1993) et Femmes dramaturges en France (1650-1750) Pièces Choisies (Tubingen : Gunter Narr Verlag, Biblio 17-136, 2002). J’ai indiqué les numéros des actes, scènes et vers après les citations.

4 J’emprunte ce terme à l’article de Nina Ekstein, « The Second Woman in the Theater of Villedieu, » Neophilologus (1996): 213–224 qui divise les personnages féminins en deux grandes catégories, celles qui sont objets du désir : Omphale, Mandane et Lindamire et celles qui ne le sont pas : Camille, Nitétis et Elvire.

5Manlius fut non seulement sa première tragi-comédie (en cinq actes et en vers) mais aussi la première œuvre écrite par une femme à être représentée en mai 1662 par une troupe professionnelle à l’Hôtel de Bourgogne. Publiée par Barbin et de Luyne en 1662 et dédiée à Mlle de Montpensier, cette pièce réussit « médiocrement » (succès correct) selon Tallemant.

6Voir La Défense de la tragédie de Sophonisbe ainsi que notre « Manlius ou l'héroïsme inversé, » L'image du souverain dans le théâtre de 1600 à 1650 (Paris, Seattle, Tubingen : Biblio 17, 1987) 421-437.

7 À l’article 173 du Traité des passions de l’âme de Descartes, Les Décies (père, fils et petit-fils) sont emblématiques du généreux, de celui qui est dévoué à la gloire de Rome. En outre, leur exemple est cité par le Dictionnaire de Furetière à l’article « Dévotion ».

8 Pour une analyse plus détaillée de l’autodestruction des héroïnes, on lira notre « Men in Love in the Plays of Mme de Villedieu, » A Labor of Love: Critical Reflections on the Writings of Mme de Villedieu, ed. R. Lalande (Madison : Fairleigh Dickinson UP, 2000) 64–83.

9Selon Perry Gethner Nitétis est le modèle parfait de la vertu héroïque. Cette tragédie dédiée au duc de Saint-Aignan fut représentée à l’Hôtel de Bourgogne en 1663 et publiée chez Barbin en 1664.

10En 1645 paraît une traduction des Histoires d’Hérodote par Pierre du Ryer, la source principale du Grand Cyrus de Mlle de Scudéry. Elle fut rééditée en 1660 avec une série de cartes géorgraphiques : Hérodote, Les Histoires d’Hérodote mises en français par P. du Ryer, Paris: A. de Sommaville, 1660.

11En 525, l'Égypte fut conquise par les Perses Achéménides de Cambyse qui installèrent la 27ème dynastie perse.

12 Hérodote (3.2). Il existe plusieurs versions de l’Histoire de Cambyse II et de sa conquête de l’Égypte. Dans la version perse, Nitétis, fille légitime d’Apriès, lui est envoyée par Amasis, l’usurpateur du trône d’Apriès, à la place de sa propre fille que Cambyse convoitait non pour l’épouser mais pour en faire sa concubine. Lorsque Cambyse se rend compte de cette supercherie, il déclare la guerre à l’Égypte. Selon une version égyptienne, Cambyse serait le fils de Nitétis et de Cyrus.

13Dans la maxime retranchée après la première édition, La Rochefoucauld définissait cette autôlatrie : « l’amour propre est l’amour de soi-même et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idôlatres d’eux-mêmes ».

14Cette tragi-comédie débuta au théâtre du Palais-Royal le 24 avril 1665 et fut bien reçue selon Le Registre de La Grange (Elle fut représentée 26 fois à Paris). Publiée en 1665 chez Quinet, Billaine et de Luyne, dédiée à son protecteur, Hugues de Lionne, c’est la première pièce écrite par une femme à être représentée à la Cour de France et à obtenir un compte-rendu favorable. Molière la choisit à l’occasion d’une fête organisée pour la reine-mère, Anne d’Autriche, dans les jardins de Versailles des 12 au 14 juin 1665.

15Marc Fumaroli, Le Poète et le roi (Paris: Fallois, 1997) 205.

16Voir la lecture surprenante de Fumaroli qui fait de Moncade et du roi des rivaux, accordant ainsi au roi des sentiments inédits pour Lindamire.

17Jean Rohou, Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine (Paris : Seuil, 2002) 347 et 506.

Author: 
Henriette Goldwyn
Article Citation: 
Cahiers du dix-septième XI, 1 (2006) 107–120
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