La notion de « vie » dans l’écriture mystique du second XVIIe siècle L’exemple de Jean-Joseph Surin

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On voudrait aborder quelques usages du mot « vie » à la lumière des déterminations spirituelles et littéraires qui traversent l’œuvre de Jean-Joseph Surin, l’un des représentants majeurs de la mystique jésuite. Les deux textes qui nous intéresseront ici, Le Triomphe de l’amour divin sur les puissances de l’Enfer et la Science expérimentale des choses de l’autre vie[1], reposent, on le sait, sur une aporie. Entièrement tournés vers l’anéantissement, l’inhabitation intérieure, l’aperception, ils s’attellent à une tâche indispensable, mais tenue a priori pour vaine : saisir dans la temporalité du discours une expérience ineffable, la « vie unitive » en Dieu (Triomphe 74). Contrainte de se mouvoir dans sa propre impossibilité — elle s’inscrit en cela dans la théologie négative d’inspiration dyonisienne — l’écriture ne condamne pas, pour autant, le jésuite à une dangereuse sophistique. Car la dissemblance fondamentale entre les mots et la suréminence divine est un moyen essentiel à la con­naissance des « choses de l’autre vie ». Toute la démarche spirituelle de Surin consistera à éprouver ses propres forces discursives ; il lui appar­tiendra de trouver les ressorts formels capables d’unir une singularité, celle du sujet écrivant, et un universel, celui du référent divin. C’est cet art différé du dévoilement, marqué par une instabilité foncière, qu’on exami­nera dans sa dimension topique, stylistique mais également institution­nelle.

 

 

Narrer le diabolique pour exalter le divin

Dans le Triomphe de l’amour divin sur les puissances de l’Enfer, Surin se propose de « raconter […] le plus fidèlement possible les effets de la miséricorde de Dieu » (Triomphe 9). Reparti en douze chapitres, l’ouvrage se donne à lire comme une histoire, c’est-à-dire une chronique circonstan­ciée et objective d’une expérience vécue, écrite à la troisième personne, et dont le dessein est d’instruire le lecteur. Il relève parallèlement d’un genre codifié dès la fin du XVIe siècle[2] : le récit de possession, auquel le jésuite emprunte la morphologie narrative. La structure est en effet composée d’une juxtaposition de « scènes », dont le principe de variabilité épouse les inventions maléfiques. Le lecteur suit alors les innombrables « assauts » du démon — les métaphores militaires sont nombreuses — et les réponses que lui oppose Surin. De fait, la narration revêt souvent un caractère to­pique. Il en est ainsi de cet extrait :

[Le Diable] entreprit de faire en sorte que [Jeanne des Anges] parût grosse, afin de la diffamer et de la déshonorer, et la faire désespérer. Il fit, par une rétention de sang et par une enflure et autres marques, jusqu’à former du lait dans ses mamelles. Cette grossesse si honteuse à une religieuse paraissait déjà, quand le Père Surin arriva à Loudun, et continua encore quelques mois, pendant lesquels le Diable la provoquait à désespérer, et la menaçait de lui apporter un enfant mort dans son lit, et de faire croire par ce moyen qu’elle s’était délivrée, et qu’elle avait étouffé son fruit. (Triomphe 24)

Représenter le Diable en tant que succube est un motif récurrent du récit de possession (Sluhovsky 250–254), mais aussi des écrits fictionnels, à l’image des Histoires tragiques (1619) de François de Rosset[3]. Pour éprouvé qu’il soit, ce lieu commun ouvre ici à une cartographie remarqua­blement précise de la contrefaçon démoniaque. Les « marques » de cette grossesse « si honteuse » traduisent d’abord la destitution spirituelle du sujet possédé. Surtout, et en raison même de son caractère factice, cet acte contre-nature accrédite l’existence d’un principe du mal agissant dans le monde. Le voile de suspicion qui aurait pu entourer la possession est ainsi levé : Jeanne des Anges n’est aucunement en proie à un délire hystérique, encore moins à une imagination déréglée, ce qui est une manière de réfuter l’interprétation exclusivement psycho-pathologique que d’aucuns — médecins, savants, libertins — ont parfois avancée[4]. La valeur probatoire du récit réside dans l’analyse attentive d’une mimèsis dévoyée, confortant ainsi le rôle du Diable en tant que redoutable créateur de fictions (Science 134). Cette propension à l’artifice est caractérisée par deux éléments. D’une part, le principe d’inférence — effet et cause sont soigneusement distingués — que le jésuite prête à l’action diabolique : cette dernière singe à merveille des procédures de raisonnement qui relèvent du sens commun. D’autre part, la subversion du vocable religieux : en lieu et place d’une délivrance spirituelle — le terme est omniprésent dans les écrits de Surin — Jeanne des Anges est « délivrée », du moins le pense-t-elle, mais dans un sens exclusivement physiologique. Outre cela, le couple vérité-mensonge est rendu lexicalement par le verbe « paraître », entendu dans son sens objectif — les marques du Diable se montrent dans une profusion de détails médicaux[5] — et subjectif — l’activité diabolique est un calque dévoyé. Dans sa dimension la plus singularisante, l’interprétation de la possession, proche ici des rhétoriques scientifiques — observation, régime inductif — demeure cependant subordonnée à une visée apologétique. Car ce passage, fondé sur un saisissant raccourci temporel — de l’accouplement maléfique à l’enfant mort-né, aboutit in fine à la victoire de Dieu :

[Le démon] sortit tout par la bouche dans l’espace de deux heures, le jour de la Circoncision, ce dont furent té­moins plusieurs personnes de qualité, entre autres Monsieur l’Évêque de Nîmes, et par cette merveille l’innocence de cette fille fut déclarée, et son courage soutenu, et une grande consolation donnée au Père Surin, qui, au commen­cement de ses exorcismes, vit cet effet de la bonté divine sur son emploi. (Triomphe 24)

La composante agonique du récit (« son courage soutenu ») va bien au-delà du simple motif de la constance pour toucher à l’exemplarité : elle relève d’une entité postulée a priori, vers laquelle toutes ses occurrences tendent invariablement. Revêtant une portée configurante, la narration du cas soustrait les faits relatés au temps historique pour asseoir une vérité universelle. Elle ordonne la matière éparse du réel et donne sens, dans le moment de l’écriture, à des éléments rétifs a priori au jugement analy­tique, exégétique et institutionnel. Elle témoigne de l’emprise de l’instance auctoriale sur les événements relatés, en même temps qu’elle convoque une mémoire scripturaire que le lectorat — qui redouble ici la figure des témoins oculaires — sera à même de reconnaître. À cet égard, la mort spi­rituelle autorise son contraire, c’est-à-dire la narration d’une vision exta­tique. Voici ce qui est dit de Jeanne des Anges, peu après sa délivrance :

[…] elle eut une opération divine qui la mit hors d’elle-même, elle demeura ravie environ un quart d’heure, où elle eut une vision qui lui changea tout à fait l’état de son âme. Il lui sembla qu’elle avait été portée en un moment devant le trône de Dieu, où elle se vit en la présence de la divine Majesté en grande crainte : là toute sa vie lui fut représen­tée, tous les replis de sa conscience lui furent développés. (Triomphe 25–26)

En relatant la manière dont l’irruption violente du divin efface les repères temporels et spatiaux, l’écriture mystique réunit l’infra-rationnel et le su­pra-rationnel propres au sublime chrétien. Subordonnée à ce motif, l’évocation des états paroxystiques ne demande aucune accréditation par le témoignage. Elle est du reste très faiblement modalisée — à l’exception du verbe « sembler », peu marqué ici — car elle est livrée dans son évi­dence même. Elle-même topique, cette scène de ravissement, exact con­trepoint de l’impression démoniaque, s’inscrit plus largement dans un héritage à la fois néo-platonicien et dionysien, en opposition à la pensée thomiste. Selon cette dernière, la vision n’est qu’un analogue, une repré­sentation seconde. Parce qu’elle émane des sens, et donc de la corporalité terrestre, elle se trouve dans l’incapacité d’approcher l’essence de Dieu, encore moins de se confondre avec elle (Somme théologiquet. I, Q. 12). Ici, au contraire, la manifestation théophanique semble surgir per se, sans le concours du sensible, avant d’opérer un ordonnancement de l’âme, ce que Surin nomme, dans une remarquable formule, les « replis de la cons­cience ». La vision s’empare littéralement des paysages de l’intériorité, ouvrant alors à la connaissance de soi. Le pli de l’âme est débarrassé des atermoiements, des ruptures, des contradictions qui caractérisaient une existence auparavant vandalisée par le Diable. Ce déroulement à rebours d’une vie dérive probablement d’un double intertexte : Les Confessions de saint Augustin qui forment le récit rétrospectif d’une ascension vers les vérités les plus élevées, bannissant de fait une jeunesse entièrement vouée au péché[6] ; la Vie écrite par elle-même (1563–1565) de Thérèse d’Avila, l’un des grands intertextes du Triomphe et de la Science expérimentale, s’agissant du célèbre ravissement (Vie écrite 288) mais aussi des procé­dures interprétatives qui s’y déploient — comment discerner l’œuvre di­vine des maléfices du Diable ?[7] Alors même que l’écriture de Surin paraît émaner d’un foyer spirituel a priori détaché de toute culture livresque, car fondé sur l’observation in situ, elle relève d’une fabrication, ou mieux, d’une mémoire textuelle. La dimension topique n’affecte en rien le sens premier de l’œuvre, mais elle illustre l’importance qu’il convient d’accorder à la littérarité de la matière mystique.

Arpenter les territoires de l’irrationnel

Les démons, écrit Surin, agissent dans le « théâtre de la vie » des hommes (Science 135) ; la possession de Loudun est un « spectacle » (Triomphe 48). De semblables métaphores essaiment dans les récits de possession et plus généralement dans la culture « baroque » du XVIIe siècle. L’examen attentif du visage des possédées, la description des mou­vements « extraordinaires » de leurs corps, les longs entretiens avec les démons, tout cela relève de substrats de représentation relativement con­venus. Par ailleurs, et d’un point de vue doctrinal, l’œuvre de Surin semble s’en tenir à la codification de l’exorcisme par le magistère de l’Église — gestes, paroles — mise en œuvre dans le Rituale Romanum (1614). Or, il n’en est rien. Car le jésuite, s’il paraît conserver l’enveloppe doctrinale des rites d’exorcisme, en inverse en réalité les présupposés. En effet, Surin est convaincu que la part visible des manifestations diaboliques n’importe que dans la mesure où elle constitue un point d’accès aux territoires les plus cachés de l’âme :

Le Père usait encore d’une autre manière assez nouvelle et conforme au mouvement qu’il avait eu à Marennes ; […] il se mettait à l’oreille de la possédée en présence du Saint-Sacrement, et là il faisait des discours en latin de la vie in­térieure, des biens qui se trouvent en l’union divine ; et semblables propos à voix basse […]. (Triomphe 28)

Jugée de manière très défavorable par les autorités jésuites[8], cette « ma­nière assez nouvelle » de mener l’exorcisme repose sur une pédagogie, celle de la direction de conscience, que le jésuite a abondamment prati­quée dans sa correspondance[9]. Avoir recours aux « maximes de la vie inté­rieure » (Triomphe 19) afin de chasser les démons est un préalable indispensable aux étapes de la purgation, de l’illumination et de l’union. Le sujet est ainsi invité à franchir les échelons qui le conduiront de la mé­ditation à la contemplation. Surin suit la pensée de François de Sales, sou­vent citée, mais aussi la Doctrine spirituelle du Père Louis Lallemant, le principal tenant de l’école mystique jésuite dans les années 1620–1630 :

Une des occupations de la vie intérieure est d’examiner et de reconnaître particulièrement trois sortes de choses dans notre intérieur. Premièrement, ce qui vient de notre fond : nos péchés, nos mauvaises habitudes, nos passions, nos inclinations, nos affections, nos désirs, nos pensées, nos jugements, nos sentiments. Secondement, ce qui vient du démon : ses tentations, ses suggestions, ses artifices, les il­lusions par lesquelles il tâche de nous séduire, si nous n’y prenons pas garde. Troisièmement ce qui vient de Dieu : ses lumières, ses inspirations, les mouvements de sa grâce, ses desseins à notre égard et les voies par où il veut nous conduire. En tout cela, il faut voir de quelle manière nous nous comportons et régler notre conduite par l’Esprit de Dieu. (Doctrine spirituelleV, 1 228)[10]

On mesure ici ce qui unit, mais ce qui, en réalité, sépare Lallemant de Surin sur le plan démonologique. Le premier envisage la « vie intérieure » comme le siège des opérations divines, menacée seulement par des élé­ments nocifs ; le second fait de la « vie intérieure » le lieu d’un inextri­cable mélange entre le diabolique et l’humain. Surin défend l’idée selon laquelle le Diable s’immisce dans le for intérieur de l’individu, le privant alors de toute capacité à penser à Dieu et de se penser en Dieu[11]. Mais il s’agit aussi et surtout d’élaborer une écriture capable d’épouser cette mystérieuse imbrication[12]. Ainsi en est-il du chiasme auquel il est fait re­cours dans les lignes suivantes :

[…] le démon a une certaine vie dans l’homme qui est diaboliquement humaine et humainement diabolique, la­quelle vie se fortifie à mesure qu’il y a plus de principes qui peuvent causer cette union, lesquels principes sont (pour parler des internes) d’autant plus grands, qu’il y a plus de restes du péché originel et plus de vices, soit qu’ils existent par habitude, soit par inclination ; et plus cette vie est puis­sante, plus le Diable triomphe et domine dans la possession […]. (Science 370)

De même, des termes comme « intériorité » et « fond », entendus dans un sens métaphorique, opèrent-ils un glissement figural afin de toucher — même partiellement — au référent absolu que constitue le divin. Enserré dans un vaste réseau métaphorique — lui-même modalisé — l’abandon en Dieu est restitué hors et dans le cadre de la raison raisonnante :

Il faut que je dise le bonheur de cet état […] ; je dis donc que sans vision ni extase, ni suspension des sens, dans la vie commune et misérable de la terre, dans l’infirmité et impuissance de beaucoup de choses, Notre-Seigneur donne ce qui ne se peut comprendre, et qui passe toute mesure, et c’est un bien que je puis appeler la haute fortune de cette vie, où peut aspirer celui qui renonce à tout pour Dieu. C’est une certaine blessure d’amour, qui, sans aucun effet extérieur qui paraisse, transperce l’âme et tient le cœur in­cessamment languissant après Dieu et soupirant pour lui. C’est une blessure car l’âme est frappée comme d’un mal qui la met dans l’angoisse d’amour, et le sang qui vient de cette blessure, sont les alarmes qui découlent des yeux par les atteintes de ce même amour. (Science 339)

Proche de l’hubris antique, la violence de cette « blessure d’amour » n’est en réalité que la mesure de la puissance divine, laquelle substitue à l’horreur et au chaos l’ordre et la perfection, perpétuant ainsi l’alliance entre le Créateur et la créature. Attentive à nommer ce qui dépasse l’entendement, l’écriture mystique est à même, par l’usage de la méta­phore, d’outrepasser sa propre faiblesse ontologique. L’instance auctoriale contourne la bassesse des vocables humains pour traduire stylistiquement l’indicible — terme qui désigne à la fois le caractère suréminent de Dieu, mais également l’impossibilité d’accorder une expérience et un discours. Pourtant, et de manière apparemment contradictoire, la remarquable in­vention formelle dans laquelle la « vie intérieure » se voit transcrite[13] a pour corrélat inversé une expérience de la perte. Malgré l’énergie formelle dont elle fait preuve, l’écriture ne peut recouvrer pleinement l’irruption du sacré qui s’était si violemment établie naguère dans l’esprit du jésuite. Car elle ne se déploie qu’a posteriori dans le présent de la narration, creusant alors l’écart entre l’expérience des « choses de l’autre vie » et leur expres­sion. Elle constitue alors un récit de deuil (Les Invasions mystiques 281–83).

Une justification dogmatique

La pensée mystique de Surin a ceci de particulier qu’elle pose pour es­sentielle la présence du Diable dans l’accès aux vérités les plus élevées. Il n’y a pas de différence de nature entre possession divine et possession diabolique, le terme étant du reste réversible[14]. Surin élabore de fait une temporalité duelle, fondée sur la coïncidence des contraires :

Car comme la théologie est d’accord que, par les pos­sessions des démons, les objets surnaturels ou, pour le moins, passant l’humain, nous sont déclarés, Dieu ayant permis une célèbre possession en ce siècle et à nos yeux, au milieu de la France, nous pouvons dire que des choses de l’autre vie, et qui sont cachées à nos lumières ordinaires et communes, sont venues jusqu’à nos sens. […] Ce que nous avons vu et ouï et palpé de nos mains de l’état du siècle futur nous l’annonçons à ceux qui voudront lire cet ou­vrage. C’est pourquoi nous avons mis la main à la plume, pour expliquer les choses extraordinaires qui ont passé par notre expérience. (Science 127–128)

Cet extrait entrecroise récit autobiographique et traité démonologique. Surin opère une filiation entre l’expérience de la possession — celle des religieuses de Loudun et celle qu’il a lui-même vécue — et le récit arché­typique de Job, une figure biblique à laquelle le jésuite s’identifie pleine­ment. Recourir au référent vétéro-testamentaire, même en filigrane, n’a rien pour nous surprendre. Il s’agit de démontrer la conformité d’un par­cours spirituel singulier avec l’interprétation biblique d’un principe méta­physique du mal, dont la Science expérimentale explorera les principes généraux. Ce passage comprend également une allusion à l’Évangile de Jean : la mention des sens (« ouï », « palpé ») renvoie ainsi à la Parole de Vie (Jean 1–1–2), ce qui est une manière de situer le récit dans la plus stricte orthodoxie. Mais il s’agit également, par la primauté d’une ap­proche cinesthésique du divin, cautionnée par la matière biblique, de pla­cer l’expérience spirituelle sous la tutelle de l’imitatio Christi :

Or, pour pouvoir dire ces paroles avec vérité, il ne suffit pas, ce me semble, d’avoir quelque conjecture raisonnable qu[e l’âme] est en grâce ; mais il faut quelque plus expresse approche de Jésus-Christ en elle, avec une liaison qui se remarque avec des effets comme indubitables, que Notre-Seigneur réside en elle, y opère, et a une vie véritable en elle, de sorte qu’elle puisse dire en un sens véritable : Je ne vis plus, mais Jésus-Christ vit en moi. (Science 324)

Donnée pour indubitable, le lien entre intériorité et figure christique semble écarter toute accusation de dissidence : l’intime conforte le para­digme chrétien dans sa dimension la plus universelle. Mais il ne s’agit là que d’un versant de la Science expérimentale. Car en d’autres occasions, l’ouvrage fait état de ce que l’on pourrait nommer le conflit des interpré­tations :

Cette imagination ne semblera aux autres qu’une pen­sée creuse, comme une rêverie d’esprit, à cause que le sens commun naturel sur lequel est bâtie notre foi, nous rempare tellement contre ces objets de l’autre vie, que, dès qu’un homme dit qu’il est damné, les autres ne jugent de cela que comme d’une folie, mais ordinairement la folie est dans les idées qu’on a conçues et même plus naturellement comme ce qu’ont les hypocondriaques. (Science 178)

Comment débrouiller un univers peuplé de signes contradictoires, marqué par la contrefaçon et la dissimulation ? Comment prouver la véracité des faits ? Surin est pleinement conscient de la part hautement polémique qui caractérise la conversion en mots de la « vie intérieure » :

Entre autres consolations que le Père reçut de cette dé­couverte, une des plus signalées fut que toutes les idées de la doctrine spirituelle dont il était imbu et sur lesquelles on lui avait souvent formé des doutes et engendré des appré­hensions, furent immédiatement de Dieu insinuées au cœur de la Mère qui les déduisait justement comme elle les avait connues. C’était non seulement le fondement de sa vie bonne et louable, mais de sa vie intérieurement secrète sur laquelle on fait tant de débats et où l’on prend si souvent une chose pour l’autre, comme en une science très délicate. […]. (Triomphe 59–60)

L’équivoque (« on prend si souvent une chose pour une autre ») engage une indécision quant à l’attribution des causes. Les visions ardentes de Jeanne des Anges émanent certes de Dieu, nous dit le jésuite, mais com­ment être certain que le lectorat n’y verra pas la marque du Diable ou, plus prosaïquement, les égarements de l’imagination ? Comment fonder en raison une « science si délicate » ? Comment trouver dès lors une forme capable de relater l’élévation spirituelle ? Il s’agit là d’un débat crucial car certains dénoncent chez les mystiques, à l’image du carme Jean Chéron dans son Examen de la théologie mystique (1657), un langage aberrant, inintelligible, absolument contraire à la limpidité du discours christique (Extraordinaire et ordinaire des croix 198–200). L’usage des métaphores liées à la « vie intérieure », en particulier, est jugée nul et non avenu. Il relève des seuls égarements de l’âme, usurpant de fait les qualités défini­toires du langage. Les mystiques procèdent à une dangereuse disjonction entre les mots et les choses qui invalide d’emblée leur optique spirituelle. Parallèlement, au sein même de la Compagnie de Jésus, plusieurs voix s’élèvent pour disqualifier les formes les plus exacerbées de la foi (ex­tases, possessions, visions surnaturelles, révélations, miracles et prodiges, etc.), car celles-ci se heurtent à la volonté d’ajuster une anthropologie théologique à la primauté de la raison et de valoriser l’activité apostolique au détriment de la voie contemplative. Si les fureurs mystiques ne dispa­raissent évidemment pas, elles se trouvent marginalisées à une époque où le rationalisme sceptique colonise progressivement les rangs jésuites. La mystique de Surin est alors jugée avec la plus grande méfiance, sous la plume notamment du père Bastide[15]. Contraint de parer aux failles que ses adversaires prêtent à sa démarche, Surin tente de prouver d’un point de vue dogmatique la validité de son expérience spirituelle, en invoquant, outre saint Augustin, les écrits de Jean de la Croix. Mais l’entreprise ne peut qu’échouer car l’œuvre spirituelle de Surin — qui sera condamnée en 1661 — est en réalité tournée vers un public des plus restreints, qui sera seul à valider l’énonciation de la « vie intérieure » et des états paroxystiques qui y sont relatés. Il reviendra alors à ce lectorat de se subs­tituer à la voix des autorités pour asseoir un régime de vérité. À ce public en quelque sorte élu le jésuite adjoint un destinataire second, qui n’est autre que lui-même. C’est là le sens de la citation du prophète Isaïe (24.16) qui figure sur la page de titre de la Science expérimentale : secre­tum meum mihi, répété deux fois (Science 126). Expérience hautement inédite que celle d’une écriture entièrement tournée vers soi, en rupture totale avec les canons de l’autobiographie spirituelle — le genre est ici dépassé et renversé — et qui invalide de fait la notion d’exemplarité (Being interior 200–209). Celle-ci, comme nous l’avons vu, ne peut porter que sur une extériorité, le corps possédé puis délivré de Jeanne des Anges. Désormais marquée du sceau du secret, la « vie intérieure », celle de Surin lui-même, est vouée à une sorte de tombeau scripturaire.

*****

Au terme de ce parcours, plusieurs constats s’imposent. Lorsqu’elle évolue dans les territoires des grandes topiques ou des réseaux métapho­riques, la mystique de Surin conforte l’accès, certes partiel, du sujet aux vérités divines. Sa puissance d’extrapolation lui permet de consigner par le discours une entité qui lui préexiste ; elle fait alors de l’écriture un adju­vant de la foi. Mais parallèlement, l’œuvre spirituelle de Surin demeure traversée par un questionnement incessant sur les procédures interpréta­tives du divin ; elle ne peut que constater la labilité des signes et des repré­sentations. Les tensions qui la traversent conduisent  alors à une relative défiance face au langage : l’écriture semble alors saper ses propres fonde­ments au fur et à mesure de son énonciation. Ces points de conflit ne re­flètent nulle faiblesse théorique, encore moins une forme de capitulation discursive, bien au contraire. Ils traduisent une assise théologique présen­tée comme légitime sur le plan doctrinal, mais qui obéit en réalité à des régimes de déliaison, à l’image de ces voix discordantes (celle de Surin, celles des possédées) qu’elle met en scène et qui, d’une certaine manière, miment la dimension réflexive de l’écriture du jésuite, ouverte autant aux certitudes qu’aux doutes. Dès lors, la narration de la « vie intérieure » con­forte, pour le rompre dans le même temps, le pacte narratif originel, celui qui voulait que, dans la temporalité de l’écriture, l’œuvre énonce une her­méneutique pacifiée du sujet possédé puis sublimé par la grâce.

Université de Lausanne

 

 

Ouvrage cités ou consultés

Augustin (saint). Les Confessions. Ed. Philippe Sellier. Paris : Gallimard, 1993.

Backus, Irena. Le Miracle de Laon. Le déraisonnable, le raisonnable, l’apocalyptique et le politique dans les récits du miracle de Laon (1566–1578). Paris : Vrin, 1994.

Bérulle, Pierre de. Traité des énergumènes dans Œuvres complètes. Mont­soult : Maison de l’Institution de l’oratoire, 1960.

Bottereau, Georges. « Lallemant (Louis) » dans Dictionnaire de spiritua­lité. Ed. Marcel Viller et alii. Paris : t. IX, 1976.

Certeau, Michel de. La Possession de Loudun. Paris : Gallimard, 2005 (1970).

Dandrey, Patrick. « De la pathologie mélancolique à la psychologie de l’autosuggestion : l’herméneutique de la sorcellerie et de la possession au XVIIe siècle. » Littératures classiques 25 (1995) : 135–159.

Gimaret, Antoinette. Extraordinaire et ordinaire des Croix. Les repré­sentations du corps souffrant (1580–1650). Paris : Honoré Champion, 2010.

Goujon, Patrick. Prendre part à l’intransmissible. La communication spi­rituelle à travers la correspondance de Jean-Joseph Surin. Grenoble : Jérôme Millon, 2008.

Houdard, Sophie. « Le problème du langage et du style mystiques au XVIIe siècle ». Littératures classiques 50 (2004) : 301–325.

_____. Les Invasions mystiques. Spiritualités, hétérodoxies et censures au début de l’époque moderne. Paris : Belin, 2008.

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Paige, Nicholas, Being Interior. Autobiography and the Contradictions of Modernity in Seventeenth-Century France. Philadelphia, PA : Univer­sity of Pennsylvania Press, 2001.

Reichler, Claude. « Scènes du ravissement. » La Littérature et le brillant. Ed. Anne Chamayou. Arras : Artois Presses Université, 2002. 25–39.

Rosset, François. Histoires tragiques [1619]. Ed. Anne de Vaucher Gravili. Paris : LP, 1994.

Sluhovsky, Moshe. Believe not Every Spirit. Possession, Mysticism, & Discernment in Early Modern Catholicism. Chicago, IL : The University of Chicago Press, 2007.

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Thérèse d’Avila (sainte). Vie écrite par elle-même. Paris : Seuil, 1995.

Thomas d’Aquin (saint). Somme théologique. Paris : Cerf, 1984, 4 volumes.


[1] Surin, Triomphe de l’amour divin sur les puissances de l’Enfer et Science expérimentale des choses de l’autre vie (désormais Triomphe et Science). Ces deux ouvrages ont été rédigés entre 1654 et 1663. Le Triompherelate la célèbre affaire des possessions de Loudun (1632–1638) à laquelle Surin prit part en tant d’exorciste. Le jésuite y peint deux parcours diamétralement opposés : alors que Jeanne des Anges, la Mère prieure du couvent des Ursulines de Loudun,est progressivement libérée de l’emprise du Diable, Surin acquiert la conviction d’être lui-même possédé, sombrant peu à peu dans une aphasie quasi complète. Pour sa part, la Science expérimentale entrecroise récit autobiographique et traité démonologique. Les parties I et IV constituent une proposition théorique sur la question hautement débattue de la possession (le « je » qui s’y déploie adopte une posture dogmatique, laissant au second plan le récit rétrospectif). Les parties II et III, à l’inverse, peignent les « maux » que connut le jésuite entre 1632 et 1654, date de sa rémission spirituelle, qui est aussi une renaissance à l’écriture.

[2] Voir Backus.

[3] Voir notamment l’« Histoire XX » (« Des horribles excès commis par une religieuse à l’instigation du Diable »).

[4] Dans son Traité des énergumènes (1589), l’oratorien Pierre de Bérulle, que Surin cite à plusieurs reprises, prend position contre les interprétations anti-possessionnistes du médecin Marescot (selon ce dernier, Marthe Brossier n’est qu’une habile simulatrice). Voir plus largement Dandrey.

[5] La précision des termes est sans doute empruntée aux rapports des médecins, nombreux à assister aux cas de possession. Voir de Certeau.

[6] « Je reconnais, mon Dieu, et je confesse devant vous ces dérèglements de mon enfance, dans lesquels j’étais néanmoins loué de ceux qui avaient sur moi une autorité si absolue, que je ne connaissais point alors d’autre règle pour bien vivre que de leur plaire. Car je ne voyais point cet abîme d’ordure et de puanteur, où je m’étais si misérablement plongé en m’éloignant de votre présence » (Saint Augustin, livre I, chap. XIX, 61). Surin évoque à plusieurs reprises Les Confessions (Science 190, 192, 285 et 366). Rappelons également que Les Confessions comportent un récit de ravissement, celui d’Ostée (livre IX, chap. X).

[7] Sur l’écriture du ravissement, voir Reichler.

[8] Le Père Champeils (1587–1669), auteur d’un rapport sur la possession de Loudun, affirme en 1639 que l’activité du Père Surin fut irrégulière, immorale et scandaleuse. Voir Surin, Correspondance, 458–460 (où est reproduit partiellement le rapport de Champeils). Ces griefs témoignent des clivages internes de la Compagnie de Jésus et traduisent une méfiance qui ira crescendo à l’égard des mystiques (voir infra).

[9] Voir Goujon.

[10] L’ouvrage est composé dans les années 1630. Pour des éléments biographiques sur Lallemant, voir Bottereau, vol. 16.

[11] L’âme ne saurait être scindée comme le voulait la tradition thomiste qui établit une frontière entre âme inférieure/sensible et supérieure/rationnelle. Cette conception est au cœur du Traité des énergumènes (1589) de Bérulle — l’un des grands intertextes de la Science expérimentale : « Comme lion rugissant, [le Diable] se promet d’assouvir sa rage en déchirant l’homme et défigurant l’image de la divinité (1 Pierre V, 18). Comme adversaire, il s’assure d’accomplir son souhait de nuire à l’âme en saisissant ses organes extérieurs, en occupant ses facultés intérieures, en la privant de ses actions, et en l’assiégeant et tourmentant de si près. Et en somme comme un esprit qui a le nom et la qualité de destructeur, il se plaît à pervertir l’ordre de la nature, il se trouve que deux esprits sont joints en un même corps ; l’âme, qui en est la forme ordinaire, est violemment dépossédée de ses organes ; et l’ange qui n’a aucun rapport aux choses matérielles, est mis en possession des sens humains » (Traité des énergumènes 841).

[12] Voir Houdard 2004.

[13] Une enquête mériterait d’être menée sur l’apport des Dialogues spirituels ou de l’œuvre poétique du jésuite—notamment les Cantiques spirituels de l’amour divin (1657)—dans le Triomphe et la Science expérimentales’agissant des emprunts stylistiques.

[14] « Si nous étions possédés de Dieu, nous pourrions avoir une continuelle oraison », écrit Louis Lallemant (Doctrine spirituelle, VII, 4 367). 

[15] Selon le Père Bastide — connu pourtant pour faire partie des « nouveaux mystiques » de la Compagnie de Jésus — la mystique de Surin n’est que le produit d’une maladie ou d’une illusion, la seconde étant la conséquence de la première. Il recommande à son coreligionnaire d’écarter désormais les faveurs extraordinaires dont il se dit l’objet.

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PDF icon Paschoud_Cahiers17_15_2(2014)_5_17.pdf214.93 KB
Author: 
Adrien Paschoud
Article Citation: 
XV, 2 (2014): 5–17
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