Emploi d’« objets magiques » et prédiction de phénomènes célestes dans les Relations des jésuites: une stratégie originale de conversion en Nouvelle-France au dix-septième siècle

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Au professeur Gérald Chaix

 

Lorsque les jésuites reviennent en Nouvelle-France en 1632, après que Québec a été rendu à la France par le traité de Saint-Germain-en-Laye, leur but est d’évangéliser les peuplades amérindiennes, soit d’instruire religieu­sement puis de baptiser les autochtones pour assurer le salut de leur âme, et d’agrandir ainsi le Royaume de Dieu. S’étant vu accorder le monopole de la mission au dépens des récollets chassés comme eux par les an­glais en 1629, ils savent que la tâche sera ardue. Néanmoins cette tâche doit être facilitée par l’absence de sophistication culturelle des Amérin­diens dont les croyances sont, dans l’esprit de ces missionnaires, aux antipodes des croyances orientales et se résument à un amas de supersti­tions[1].

Pour pouvoir évangéliser plus facilement, les jésuites se mettent sur le ter­rain des croyances animistes amérindiennes et acceptent d’être perçus comme des sorciers qui guérissent les maladies, comme des magiciens qui prédisent les éclipses de lune et de soleil, font animer des objets (soit leur donnent littéralement vie : à des horloges, par exemple) et, à l’occasion, font pleuvoir. Ils peuvent atteindre leur but, dans la stratégie de conversion qu’ils poursuivent, s’ils arrivent à impressionner les Amérindiens et à se faire plus puissants que leurs chamans, ce qu’ils ne peuvent faire qu’en mystifiant, pour la « bonne cause » s’entend, les autochtones. Par exemple, le père Le Jeune confronte de la manière suivante le sorcier huron Pigarouich lors d’une mission en 1636 :

ie l’estourdy & ses compagnons, par ce que je vais dire ; ie pris une fueille [sic] de papier, & ie leur fis tenir par les quatre coins, puis ayant mis par dessus quelques ai­guilles, ie passois doucement ma main par dessous, tenant entre mes doigts une petite pierre d’aymant : Ces aiguilles atti­rées par cette pierre, alloient & venoient, avançoient ou reculoient selon le mouvemẽt de ma main : cela les estona voyas courir & tourner ces aiguilles sans qu’on les tou­chast.  Les voyant dans l’estonnemet ie dy au sorcier qu’il en fist autant : il respondit par les yeux me regardant sans dire mot (Thwaites, JR [Jesuit Relations], vol. 11, 258–260)[2].

Le Jeune a non seulement stupéfié Pigarouich et les membres du groupe par ce « tour de magie », même s’il leur explique peu après que c’est un phénomène naturel, mais il a aussi affiché la supériorité de sa culture et de sa religion (les deux étant intimement liées) et finalement humilié le cha­man en exposant à tous les limites des pouvoirs du sorcier.

Les missionnaires sont aidés, dans cette approche pour émerveiller les au­tochtones au moyen de leur « arsenal magique » (Jacquin 336), par une prétendue absence d’esprit d’examen de ces derniers, la manière amérin­dienne d’appréhender le monde étant effectivement très différente parce que reposant sur une compréhension animiste. De ce fait, aussi longtemps que les pères ont la possibilité d’imposer leur interprétation des phéno­mènes surnaturels, physiques ou technologiques, ils peuvent espérer convaincre les Amérindiens de la supériorité de leur culture et, par la même occasion, de leur religion. Prenant pour source les Relations écrites par les jésuites de Nouvelle-France et publiées annuellement à Paris entre 1632 et 1673, nous allons, dans cette étude, analyser en un premier temps la pratique d’évangélisation de ces missionnaires découlant spécifique­ment de leur « puissance magique », de leur pouvoir d’animer des objets, de communiquer à distance, ou de prédire des phénomènes célestes. Dans un deuxième temps, nous allons observer dans quelle mesure cette ap­proche marginale de diffusion de la foi va effectivement provoquer admiration et émerveillement, mais aussi, sans pleinement échouer, être soumise aux aléas du moment et de l’époque, et se retourner à l’occasion contre les pères.

Les missionnaires utilisent traditionnellement la crainte de l’enfer pour frapper l’imagination des Amérindiens, un enfer symbolisé par l’image terrifiante du feu qui brûle les damnés. Or, il s’avère que les autochtones ont une grande peur du feu, le feu qui est l’un des « outils » privilégiés pour torturer les prisonniers victimes des guerres tribales, quand ces der­niers ne sont pas adoptés par les vainqueurs. Jean Delumeau, évoquant la stratégie d’évangélisation par la crainte, l’a qualifiée de « pastorale de la peur » (La Peur en Occident, 45 ; expression reprise pour titre de la troi­sième et dernière partie de Le Péché et la peur), une pratique que les jésuites en Nouvelle-France comme en Bretagne, ou les capucins en Sa­voie, deux ordres qui ont beaucoup œuvré pour le renouveau catholique en cette époque de Contre-Réforme, jugent efficace (cf. Deslandres, Croire et faire croire, 168, notes 517–18 ; 183–85, notes 521 ; 439–41, notes 562). Le père Le Jeune, évoquant par exemple les images terrifiantes dont il se sert pour évangéliser, explique : « la crainte est l’avancouriere de la foy, dans ces esprits barbares » (JR 1637, vol. 11, 88).

Si la « pastorale de la peur » intimide effectivement les Amérindiens et en amène certains à se convertir au christianisme, elle peut aussi en faire fuir d’autres à qui cette représentation de l’« au-delà » répugne. Les jé­suites l’ont vite compris et s’empressent d’allier à la « pastorale de la peur » une  « pastorale de l’émerveillement », comme nous allons la quali­fier, que ce soit par la musique, les chants, le jeu des cloches, les vêtements richement ornés, etc., lors des services religieux, ou par des proces­sions très ritualisées, hautes en couleur et à l’effet impressionnant.

Cette « pastorale de l’émerveillement », « de l’admiration »[3], peut aussi avoir lieu plus informellement dans le cadre de la vie quotidienne :

A propos de leurs admirations [explique le père Le Jeune dans la Relation de 1635] i’en pourrois icy coucher plu­sieurs faites au sujet de la pierre d’aymant ; en laquelle ils regardoient s’il y avoit de la colle, & d’une lunette à onze fa­cettes, qui leur representoit autant de fois un mesme obiet, d’une petite phiole dans laquelle une pulce paroist comme un hanneton, du verre triangulaire, des outils de menui­serie. Mais sur tout l’escriture… (JR 1635, vol. 8, 112–14)

Le Jeune explique ainsi le but atteint par l’utilisation de cette panoplie d’objets usuels aux effets plus intrigants les uns que les autres :

Tout cela sert pour gaigner leurs affections, & les rendre plus dociles, quand il est question des admirables & in­comprehensibles mystères de nostre Foy. Car la croyance qu’ils ont de nostre esprit & de nostre capacité, fait que sans replique ils croyent ce qu’on leur annonce. (JR 1635, vol. 8, 114)

L’admiration rend docile et muet, en ont conclu les missionnaires qui sont de bons psychologues. Or, il faut de la bonne volonté empreinte d’obéissance aux autochtones pour s’efforcer de comprendre les « mys­tères » du christianisme si laborieusement expliqués par les pères, des « mystères » si éloignés des croyances amérindiennes. 

Il est intéressant de noter qu’il n’y a pas de mauvais moyens, aux yeux des missionnaires, pour convertir ces quasi tabula rasa que seul un épais écran de superstitions empêche de découvrir la « vraie » religion. Comme l’explique Claude Sutto, dans « Le Dieu des Français et les divinités amérin­diennes au Canada », les pères n’hésitent pas « à utiliser leurs connaissances scientifiques, ou à jouer habilement du hasard pour impression­ner les Amérindiens, mais toujours en se posant comme les agents de Dieu » (172). Ils ne cherchent cependant pas à tromper ou à manipu­ler sans scrupules ceux qu’ils cherchent à évangéliser. Et ils se veulent « transparents » aux yeux des lecteurs des Relations qui vont parcou­rir ces récits représentant des Amérindiens remplis d’admiration. 

Si le phénomène naturel des « aiguilles aimantées » crée la surprise chez les autochtones, l’effet obtenu par les objets fonctionnels que sont le moulin et l’horloge les sidère. Parallèlement à la fascination provoquée par le moulin, « l’adoration de l’horloge » est peut-être l’un des meilleurs exemples pouvant illustrer cette « pastorale de l’émerveillement » née en fait du hasard:

Comme j’ay dict [explique encore Le Jeune dans la Rela­tion de 1635], on ne laisse pas de nous venir visiter par admiration ; principalement depuis que […] notre moulin [pour faire la farine] & notre horloge ont commencé à jouer. On ne sçauroit dire les estonnemens de ces bonnes gens, & combien ils admirent l’esprit des François. (Mots mis par nous en italique ; JR 1635, vol. 8, 110)

Admirer est un mot fort. Le Dictionnaire de l’Académie française de 1695 (2ème édition) définit ainsi ce verbe : « considérer avec surprise, avec estonne­ment une chose qui est extraordinaire en quelque manière que ce soit. Admirer les œuvres de Dieu, la grandeur du ciel, une beauté par­faite » (vol. 2, 45). « Extraordinaire » est exactement l’impression produite par l’horloge qui s’anime devant les yeux incrédules des autochtones :

Pour ce qui est de l’horloge [écrit Le Jeune], il y auroit mille choses à dire. Ils croyent tous que c’est quelque chose vi­vante ; car ils ne se peuvent imaginer comment elle sonne d’elle mesme, & quand elle vient à sonner, ils regardent si nous sommes tous là, & s’il n’y a pas quelqu’un de caché, pour luy donner le branle. Ils ont pensé qu’il [l’être caché] en­tendoit, principalement quand pour rire quelqu’un de nos François s’escrioit au dernier coup de marteau ; c’est assez sonné, & que tout aussi tost elle se taisoit. (JR 1635, vol. 8, 112)

Les missionnaires s’amusent de la méprise provoquée par cet objet animé et n’expliquent pas immédiatement, cette fois, son mécanisme. Ils se pres­sent d’autant moins, d’ailleurs, que les Amérindiens, incapables de comprendre cette technologie inconnue de leur culture et dont ils n’ont guère besoin parce qu’ils peuvent évaluer le passage du temps au soleil, sont pleinement sous le charme de cette « vie créée ». Pour les jésuites, cet instrument est donc un « jouet » pour faire temporairement illusion (illu­sio, de ludus : jouer), un outil faisant incidemment partie de leur « pastorale de l’émerveillement », un objet moins utile pour donner l’heure que pour fasciner et convaincre les autochtones de la supériorité des chrétiens.

Le Jeune poursuit, évoquant l’anthropomorphisation de la pendule par les autochtones :

Ils l’appellent le Capitaine du jour. Quand elle sonne, ils disent qu’elle parle, & demandent quand ils nous vien­nent veoir, combien de fois le Capitaine a deja parlé. Ils nous interrogent de son manger. Ils demeurent les heures en­tières, & quelquefois plusieurs, afin de la pouvoir ouyr parler. Ils demandoient au commencement ce qu’elle di­soit ; on leur respondit deux choses, qu’ils ont fort bien retenües ; l’une que quand elle sonnoit à quatre heures du soir pendant l’hyver, elle disoit, Sortez, allez vous en, afin que nous fermions la porte ; car aussi tost ils lèvent le siège, & s’en vont : l’autre qu’à midy, elle disoit yo eiouakaoua, c’est à dire, sus dressons la chaudière [la mar­mite], & ils ont encore mieux retenu ce langage. (JR 1635, vol. 8, 112)

Les Amérindiens fréquentant la maison des pères sont devenus des « su­jets » réguliers de ce « Capitaine » qui sonne l’heure de la sagamité[4] à midi, puis le moment du départ à quatre heures, quand, en hiver, la nuit commence à tomber. Grâce à cette fascination pour  « l’horloge animée », les jésuites ont ainsi réussi à inscrire un certain nombre d’Amérindiens « dans leur temps », à les faire passer dans le monde strictement ordonné et rythmé des colonisateurs français. Un pas, même modeste, a été effectué dans le processus d’acculturation des autochtones.

Plus extraordinaire encore que « l’horloge vivante » est, aux yeux des Amérindiens, le phénomène de l’écriture. Le Jeune concluait, dans l’histoire mentionnée au début de cette étude, après avoir évoqué une série d’objets magiques : aimant, prisme à onze facettes, fiole à verre grossis­sant et outils de menuiserie qui suscitaient l’admiration des autochtones :

Mais [c’est] sur tout […] l’escriture ; car ils ne pou­voient concevoir comme ce qu’un de nous, estãt au village leur avoit dit & couché en mesme temps par escrit ; un autre qui cependant estoit dans la maison esloignée, le di­soit incontinent en voyant l’escriture. Je crois qu’ils en ont fait cent experiences. (JR 1635, vol. 8, 114)

La communication par l’écrit, un thème minutieusement étudié par James Axtell dans After Columbus (chap 6), fascine les Amérindiens pour qui cela est nouveau, incroyable, magique. « Marquer avec une raquette » est la description que donne un Huron pour expliquer à quoi ressemblent les signes laissés par l’encre sur le papier (cf. Trigger, Les Enfants d’Aataentsic, 426). Plus tard dans le siècle, d’autres hurons emploieront le terme d’« écorce parlante » (JR 1677–80, vol. 61, 248). Le procédé relève clairement, pour les autochtones, du surnaturel et s’inscrit en fait bien dans leur manière de concevoir un monde où les esprits sont partout.

Ainsi, une convertie à l’agonie va chercher à enfermer sa voix dans une peau de castor, imitant les missionnaires qui enferment la leur par l’écrit dans leurs lettres et messages. Des gens de sa famille remettent cette peau à un père jésuite en l’accompagnant de ce discours :

Robe Noire, […] c’est une defunte qui a enfermé sa voix dans ce paquet avant que de mourir : elle luy a donné charge de déclarer tous ses péchez, puisqu’elle ne l’a pû faire de bouche ; vostre escriture vous fait parler aux ab­sens ; elle pretend faire par ces Castors, ce que vous faites par vos papiers. (JR 1659-60, vol. 45, 50)

L’écrit est perçu comme un « concentré d’oral » que la page en papier, à l’image d’une boîte, contient avant qu’il ne soit « relâché » au destinataire. 

Lorsqu’un autochtone lui demande d’écrire sur son « livre », devant un parterre de membres de plusieurs peuplades amérindiennes, la liste d’une douzaine de tribus du nord puis d’en prononcer tout haut le nom, le père Buteux s’exécute :

Quãd ces Estrangers entendirent nommer ces Nations, ils s’estonnoient de voir tant de Peuples renfermez dans un pe­tit morceau d’écorce, c’est ainsi qu’ils appeloient les feuillets des Tablettes. (JR 1636, vol. 9, 194)

La manière par laquelle le papier et l’écrit peuvent « renfermer » l’expression d’un monde réduit, mais pas moins réel pour ces peuples, pro­voque l’émerveillement des autochtones, les laisse bouche bée, les « étonne »au sens fort qu’à ce mot au dix-septième siècle.

L’écrit est ainsi, pour les « Néophytes »amérindiens (soit les nou­veaux convertis), quasiment un objet de vénération, aussi bien pour son contenu que pour son contenant. Si le contenu recèle un pouvoir magique de conservation des paroles permettant de communiquer à distance, le conte­nant peut, lui, prendre une valeur de fétiche et se voir accorder un pouvoir semblable à celui des reliques chrétiennes.

Un Algonquin, rapporte la Relation de 1639, ayant ainsi appris prières et litanies « les demanda par escrit; ce que luy estant accordé, il faisoit grand estat du papier qui les contenoit. »(JR 1639, vol. 16, 42) Peu après, retournant en son pays, cet autochtone fait naufrage et croit avoir perdu le précieux papier. Par chance, il le retrouve en parfait état : « il fut bien es­tonné quand il vit ce papier tout sain & entier […] [I]l admiroit cela comme un prodige, & le racontoit comme un miracle. »(Ibid.) De retour dans sa communauté frappée par une maladie, il va le faire vénérer dans un rituel semblable à une pittoresque « cérémonie du drapeau »: « il assem­bloit tous les iours ses voisins dans une grande cabane, pendoit ce papier à une perche, & tous se mettant à l’entour, chantoient ce qu’ils sçavoient de ces Litanies »(44). Cette anecdote édifiante, exposant la fer­veur religieuse de ces Algonquins pour un texte qu’ils ne savent pas lire mais peuvent réciter, finit d’une façon prévisible. Dieu les entend et « la maladie qui les affligeait cessa entièrement. »(Ibid.)

La valeur de fétiche est encore plus prononcée dans l’exemple suivant oùun chef algonquin explique qu’il va venir à Québec rencontrer le « Capi­taine des Français », le gouverneur de Montmagny, qui est, paraît-il, « un grand amy du Soleil »et qui « donne des lettres qui empeschent de mourir, du moins si tost [soit, pas dans un proche avenir] »(JR 1637, vol. 12, 180). Cet exemple est symptomatique d’un malaise chez les Amérin­diens décimés par les maladies apportées par les Français. Certains convertis veulent croire que les lettres et écrits du gouverneur et des jé­suites peuvent faire office de talismans contre les épidémies. Ils vont vite se rendre compte que ces papiers, s’ils s’en voient donner, n’ont pas le pou­voir magique, à but prophylactique, qu’ils leur accordent. Très rapidement, les Amérindiens sceptiques ou ouvertement hostiles aux Fran­çais, parce qu’ils ne comprennent pas que les colons ne meurent pas de ces maladies, vont associer à l’écrit un pouvoir magique destructeur, dévasta­teur, mortel.

En 1637, le père Le Jeune évoque, dans la Relation annuelle, l’anecdote selon laquelle un Amérindien a accusé un colon basque d’avoir écrit les « noms [d’un groupe d’autochtones] sur un papier, & peut estre par ce moyen […] [les] a-il ensorcelé et fait mourir »(JR 1637, vol. 11, 194). Un an plus tôt, le même père rapportait le témoignage d’un Amérin­dien qui expliquait que l’alcool n’était pas à l’origine de la grande mortalité frappant sa communauté :

Non, dit-il, ce ne sont pas ces boissons qui nous ostent la vie, mais vos écritures : car depuis que vous avez décry notre païs, nos fleuves, nos terres, & nos bois, nous mou­rons tous, ce qui n’arrivoit pas devant que vous vinssiez icy. (JR 1636, vol. 9, 206)

Comme pour l’histoire précédente racontée au gouverneur de Montmagny, la première réaction des Français est d’en rire et de se moquer de la naïveté des Amérindiens. Il y a clairement, en l’occurrence, un malen­tendu culturel dans la mesure où, pour les autochtones, l’écrit ne se réduit pas à ce qui est écrit mais comprend son support, le papier, papier et écrit chargés d’un fort pouvoir magique dont les effets sont clairement néfastes si les Amérindiens croient qu’ils sont à l’origine des épidémies qui les déci­ment.

Cependant, pour les pères, « l’écrit absolu », en matière d’évangélisation, réside dans les Ecritures saintes qu’ils présentent comme l’inaltérable vérité (cf. Bressani, JR 1653, vol. 39, 149), une vérité écrite indépassable qui ne peut que l’emporter sur la tradition amérindienne orale vé­hiculant de « sottes superstitions ». Certains autochtones ont compris que cet ouvrage était différent des autres écrits, lettres, notes et messages, comme l’atteste le témoignage suivant rapporté par Le Jeune :

Comme ie leur disois que nous avions un livre qui conte­noit la parole & les enseignemens de Dieu, ils estoient bien en peine comme nous pouvions avoir eu ce livre, quelques uns d’entre eux croioient qu’il estoit descendu du Ciel, pendu à une corde, & que nous l’avions ainsi trouvé sus­pendu en l’air, cette simplicité me fit rire. (JR 1637, vol. 11, 208)

À nouveau, le rire de supériorité du missionnaire français fuse, comme si l’adulte s’amusait du propos naïf d’ un enfant, un rire de supériorité qui se­rait quasiment inimaginable dans le cadre des missions jésuites en Inde, au Japon, ou en Chine[5].

L’évangélisation est clairement en marche quand ce sont les Amérin­diens eux-mêmes qui se font les promoteurs de la Bible et des Ecritures saintes dans leur communauté. Dans un passage extrait de la Relation de 1645, un vieillard converti en vient à critiquer sa propre culture parce qu’elle n’a pas de livres qui prouveraient la validité des croyances autoch­tones. Aux yeux de ce dernier, le livre dans sa matérialité même donne une crédibilité certaine au message religieux contenu dans la Bible. À un « Capitaine » traditionnaliste huron, ce vieillard rétorque :

Où sont les escritures qui nous fassent foy de ce que tu dis [récit de la création du monde : que les terres sont sor­ties des eaux sous la poussée d’une Tortue d’une prodigieuse grandeur]? […] Mais les Français ne parlent point par cœur, ils conservent de toute antiquité les livres Saints, où la parole de Dieu mesme est escrite ; sans qu’il soit permis à aucun d’y altérer le moins du monde. (JR 1645–46, vol. 30, 62)

Les convertis sincères sont en cela les meilleurs représentants du message religieux et le répandent avec zèle une fois qu’ils ont pleinement rompu avec leurs genre de vie et croyances antérieurs, une épreuve néanmoins des plus compliquées dans la mesure où cette décision individuelle va avoir un impact sur toute leur famille et, à l’occasion, sur la communauté. 

L’écrit, par son pouvoir de communication à distance, de même que l’horloge, par sa capacité anthropomorphique à rythmer le temps par la frappe régulière de son bras, sont des produits de l’ingéniosité humaine, des outils que les missionnaires récupèrent dans leur effort de tous les ins­tants pour évangéliser. Un autre moyen, d’origine naturelle celui-là mais lui aussi utilisé pour provoquer l’admiration des Amérindiens, est la prédic­tion des éclipses qui va littéralement stupéfier les autochtones.

Si les éclipses relèvent de phénomènes célestes, leur apparition, pour les missionnaires, est cependant tout aussi facile à prévoir que les batte­ments d’une horloge ou la capacité d’un père à lire un message qu’il vient de recevoir, mais leur effet est autrement plus impressionnant sur les autoch­tones dont la vie est fortement influencée par ces phénomènes célestes terrifiants. Pourquoi les missionnaires en sont-ils venus à prédire les éclipses en Nouvelle-France quand le travail d’évangélisation est im­mense et pourrait solliciter tous leurs instants ? S’il est vrai que les pères, de par leur éducation, ont l’esprit curieux et des intérêts intellectuels sou­vent éclectiques, la prédiction des éclipses de soleil et de lune n’est pas, pour eux, une distraction, mais une nécessité parce qu’elle leur permet d’établir les longitudes des nouveaux pays qu’ils explorent ou dans les­quels ils sont établis. De fait, ils y font très régulièrement allusion dans leurs écrits. Il est dès lors logique à leurs yeux d’utiliser les prédictions de ces phénomènes célestes dans le cadre de leur mission d’évangélisation. Pour la « bonne cause », soit l’agrandissement du Royaume de Dieu, au­cun moyen n’est à négliger.

Les éclipses, dans nombre de cultures, sont perçues comme de mau­vais présages qui annoncent de grands maux : épidémies ou défaites militaires. Au Moyen Age, en 1350, la Faculté de Médecine de Paris dé­clare que les effets de la peste sont en grande partie dus aux éclipses (cf. Homet, « Astronomie et superstition. Chroniques des éclipses de soleil », 64–65). La France et l’Europe du dix-septième siècle ne sont guère diffé­rentes de celles du quatorzième siècle, et tout aussi effrayées par ces « signes du ciel ». Ainsi, l’éclipse du 12 août 1654 va-t-elle, selon l’historienne Elizabeth Labrousse, susciter une « anxiété exceptionnelle dans un large public » (L’Entrée de Saturne au Lion. L’éclipse de soleil du 12 août 1654, 4), une « sorte de panique populaire » (23) qui n’est pas seule­ment due aux exagérations de quelques prédicateurs millénaristes[6]. C’est pourquoi l’évêque de Coutances demande à Gassendi d’écrire un opuscule sur l’éclipse à venir pour rassurer l’opinion. De là naîtront les Sentimens sur l’Eclipse qui doit arriver le 12 du mois d’Aoust prochain. Pour servir de réfutation aux faussetez qui ont esté publiées sous le nom du Docteur Andreas (livret daté du 20 juillet 1654).

Il n’empêche : comme Honoré Bouché l’écrit dans sa Description de Pro­vence, toute l’Europe tremble et nombre de gens renouent avec l’Eglise et ses pratiques :

A l’occasion d’une Eclipse qui arriva sur les neuf ou dix heures du matin, le 12. du mois d’Aoust, il se fit de plus grandes sottises, non seulement en Provence, mais encore par toute la France, l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne, qu’on ait jamais entendu raconter. […] [S]ur le bruit qui cou­roit qu’en ce jour-là tout le monde devoit perir, on ne vit jamais tant de conversions, tant de confessions gene­rales et tant d’actes de pénitence : les Confesseurs eurent grand employ durant plusieurs jours auparavant, et dans cette fiction et peur imaginaire, la seule Eglise profita dans les folies du peuple. (Cité par Labrousse, 25–26)

Et, de la même manière que l’Eglise tire le plus grand profit de cette « pa­nique divine » en France, de même, les missionnaires de Nouvelle-France vont exploiter au maximum la peur des Amérindiens à l’égard de ces manifes­tations célestes.

 En 1650, il y a déjà longtemps que l’Eglise ne voit plus dans les éclipses et autres phénomènes naturels (comme les tremblements de terre), même impressionnants, des signes d’une prochaine fin du monde. Cette croyance a essentiellement disparu dans les milieux catholiques. Cela n’empêche pas les missionnaires jésuites de jouir des effets de cette « saine peur » si elle arrive à faire abandonner aux Amérindiens leurs croyances animistes et à les conduire à la « vraie religion ». Dieu utilise des moyens variés et parfois détournés (comme par exemple l’intervention du Diable) si cela permet de mieux assurer le salut du « troupeau ».

Les autochtones ont, eux, une explication des éclipses très différente de celle des Français. Elle n’est en rien scientifique mais allie, au con­traire, imagination et anthropomorphisation dans la mesure où ils voient dans le soleil et la lune des astres humanisés (cf. Demers, 226)[7]. La discus­sion suivante, rapportée par Le Jeune dans la Relation de 1634, quoiqu’elle se veuille insidieusement moqueuse et cherche à montrer la naïveté des Amérindiens aux lecteurs, est un exemple intéressant de la représentation autochtone du monde dans laquelle s’inscrit le phénomène des éclipses (même si certaines croyances et explications diffèrent selon les peuples indigènes) :

Ie leur ay demanday d’où venoit l’Eclypse de Lune & de Soleil ; ils m’ont respondu que la Lune s’eclypsoit ou pa­roissoit noire, à cause qu’elle tenoit son fils entre ses bras, qui empeschoit que l’on ne vist sa clarté. Si la Lune a un fils, elle est mariée, ou l’a été, leur dis-je, ouÿ dea, me di­rent ils, le Soleil est son mary qui marche tout le jour, & elle toute la nuict : & s’il s’eclypse, ou s’il s’obscurcit, c’est qu’il prend aussi par fois le fils qu’il a eu de la Lune entre ses bras : ouÿ, mais ny la Lune ny le Soleil n’ont point de bras, leur disois-je, tu n’as point d’esprit : ils tiẽnent touiours leurs arcs bandés devant eux, voila pour­quoy leurs bras ne paroissent point ; & sur qui veulent ils tirer ? hé qu’en sçavons nous.  Ie leur demanday que vou­loient dire ces taches qui se font voir en la Lune : tu ne sçay rien du tout, me disoient ils ; c’est un bonet qui luy couvre la teste, & non pas des taches. (JR 1634, vol. 6, 222)

Le Jeune s’apitoie sur ces « superstitiõs », des « sottises » (222) qu’il est cependant possible, selon lui, d’éradiquer pour peu que le barrage des langues soit franchi. 

Prédire les éclipses et les expliquer, comme le font les missionnaires, provoque ainsi l’admiration sans borne des autochtones et les pères savent en tirer le meilleur parti. La prédication à but de conversion suit souvent de près une prédiction réussie :

Une eclipse de Lune [qui arriva le 31 décembre 1637] […] nous donna icy un grand credit pour faire approuver ce que nous croyons. Car (leur disions nous) vous avez veu comme la Lune est eclypsée le mesme jour au mesme mo­ment que nous avions predit. Au reste, nous n’eussiõs pas voulu mourir pour vous maintenir cette verité, cõme nous sommes prests de faire, pour vous maintenir que Dieu vous brûlera eternellement, si vous ne croyez en luy. (JR 1638, vol. 15, 138)

La prédiction des éclipses donne aux pères une crédibilité à laquelle seuls peuvent prétendre les chamans. L’admiration qu’engendre cette pratique de divination provoque aussi, de la part des autochtones, des attentes, comme de se faire prédire l’avenir dans le quotidien : que ce soit au sujet des récoltes et des cultures, des événements sociaux ayant trait à la vie de la communauté, ou de la guerre :

Sur ce que nous leur predisons les Ecclypses de la Lune et du Soleil, dont ils ont beaucoup de peur, ils se sont imagi­nez que nous en estions les maistres ; que nous sçavions toutes les choses à advenir ; & que c’est nous qui en disposons. Et en ceste cõsideration, ils s’adressent à nous pour sçavoir si leurs bleds reüssiront ; où sont leurs enne­mis ; & en quelle quantité ils viennent. (JR 1639, vol. 17, 118)

Les missionnaires prennent un double risque en s’engageant dans le jeu des prédictions. Certes, les éclipses sont prévisibles et le résultat de ces prédictions impressionne car elles stupéfient les Amérindiens et les amè­nent plus facilement à la foi par l’admiration qu’ils portent aux pères et à leur culture. Mais les jésuites risquent de se faire prendre pour des sor­ciers, une possibilité dont ils sont conscients et qu’ils accueillent avec une grande sérénité si cela peut favoriser leur effort de conversion (par la neutrali­sation des chamans incapables de rivaliser avec eux, par exemple), mais qui devient très problématique lorsqu’ils sont accusés d’être à l’origine des épidémies qui déciment les tribus qu’ils évangélisent. Ironique­ment, une raison pour laquelle ils ne vont pas être massacrés est que les Amérindiens craignent les pouvoirs magiques de ces « sorciers chré­tiens ».

Le deuxième danger engendré par la pratique des prédictions réside dans le fait que les missionnaires pourraient, à l’extrême, se prendre au jeu, soit jouer aux apprentis sorciers en cherchant à rendre l’imprévisible prévi­sible : faire pleuvoir ou guérir des cas désespérés, par exemple. Lire l’avenir est l’apanage de Dieu, déclare formellement le pape Sixte V dans une bulle du 5 janvier 1586, dénonçant par là même toute pratique de divina­tion. Tout le reste n’est que diablerie. La seule exception retenue l’est en cas de prédictions de phénomènes naturels, comme les éclipses, que l’on peut annoncer à l’avance. 

Sans se prendre au jeu, nombre de missionnaires jésuites à l’époque, en Nouvelle-France comme en Bretagne où ils opèrent aussi, se voient « comme des agents personnels de Dieu, appelés et mandatés par lui pour accomplir de grandes choses, voire des miracles », ainsi que l’explique Dominique Deslandres (« Des ouvriers formidables à l’enfer » 258–59)[8].Le père de Brébeuf est un bon exemple de jésuite qui ne doute pas d’avoir reçu, après que ses vœux ont été exaucés, des faveurs très particulières pour le plus grand bien de l’Eglise missionnaire.

Lors de la grande sécheresse du printemps 1635, après avoir expliqué aux membres de la communauté huronne d’Ihonatiria au sein de laquelle il s’est installé, qu’ils devraient s’adresser au Dieu des chrétiens plutôt qu’aux sorciers qui les trompent pour obtenir ce qu’ils désirent, et que lui-même ne contrôle en rien la pluie et le beau temps, Brébeuf offre une neu­vaine de messes à St-Joseph et organise une procession pour obtenir l’aide divine :

Or il avint iustement [rapporte le père] que la neufvaine étãt accomplie, qui fut le treiziesme Iuin, nous ne peusmes pa­rachever la Procession sans pluye, qui suivit fort abondante, & dura à diverses reprises l’espace de plus d’un mois avec un grand amandement & accroissement des fruicts de la terre (JR 1636, vol. 10, 40).

Lors d’une nouvelle sécheresse, en juillet, une seconde neuvaine, en l’honneur de saint Ignace cette fois, est récompensée par une grande abon­dance de pluies qui permet aux Amérindiens d’obtenir une très bonne récolte de blé. Brébeuf conclut ainsi le récit de ses deux neuvaines couron­nées de succès dont les résultats profitent à tous sauf aux chamans :

Or ces pluyes ont fait deux biens ; l’un en ce qu’elles ont accreu les fruicts de la terre, & l’autre en ce qu’elles ont étouffé toutes les mauvaises opinions & volontez conçeuës contre Dieu, contre la Croix, & contre nous ; car tous les Sau­vages de notre cognoissance, & notamment de notre village, sont venus expressément nous trouver pour nous dire qu’en effet Dieu estoit bon, & que nous estions aussi bons, & qu’à l’avenir ils vouloient servir Dieu, adioustant mille poüilles [insultes] à l’encontre de leurs ArrendioVane [Arendicouane], ou devins. A Dieu soit pour jamais la gloire de tout ; il permet la secheresse des terres, pour arrou­ser les cœurs de ses benedictions. (42)

En fait, Brébeuf l’a peut-être évité belle dans la mesure où plusieurs Amérin­diens, mais aussi le sorcier du village ridiculisé pour son incapacité à faire tomber la pluie, lui en voulaient d’être à l’origine de la sécheresse et d’œuvrer à la destruction de la communauté.

Le père de Brébeuf s’est ainsi imposé comme plus puissant sorcier que le sorcier indigène, temporairement du moins. Il explique que certains cha­mans

font estat de commander aux pluyes & aux vents ; d’autres de predire les choses à venir ; d’autres […] de rendre la santé aux malades, & ce, avec des remedes, qui n’ont aucun rapport aux maladies (JR 1636, vol. 10, 192–94),

et parfois y arrivent parce que le « Diable leur tient la main » (194). Si les missionnaires ne prétendent pas avoir ces pouvoirs, ils espèrent néanmoins que Dieu les entendra et qu’ils pourront obtenir les mêmes résultats, le mo­ment venu, que ceux que revendiquent les chamans. Comme l’écrit très justement Bruce Trigger :

même si les jésuites ne croyaient pas, dans le véritable sens du mot, au pouvoir magique des rites catholiques de maî­triser automatiquement les lois de la nature, ils étaient néanmoins convaincus que leur Dieu répondrait à leurs prières réclamant la pluie ou de bonnes récoltes, si cela pou­vait convaincre les Amérindiens de sa gloire et aider à miner le respect que les Amérindiens avaient pour leurs propres chamans. (Les Enfants d’Aataentsic, 481)

Missionnaires et sorciers, malgré une croyance commune en des forces surnaturelles qui régissent l’ordre du monde et son fonctionnement, une croyance commune qui les rapproche en fait beaucoup, diffèrent en ceci que les jésuites, dans leur pratique d’évangélisation, espèrent une interven­tion divine le moment venu mais ne l’attendent pas nécessairement, alors que les chamans risquent de perdre gains matériels et réputation si leurs dons de devins ou de guérisseurs ne sont pas confirmés. Mais comme l’écrit Dominique Deslandres, « les jésuites finissent par jouer avec le feu, et paraissent alors plus puissants qu’ils ne le sont—plus puissants donc plus dangereux » (Croire et faire croire, 323) aux yeux des sorciers dont ils cherchent à miner la crédibilité, et plus généralement aux yeux des Amérin­diens.

Les jésuites ont rapidement compris qu’il leur fallait rivaliser avec les sor­ciers et les battre sur leur propre terrain des pratiques magiques pour pouvoir espérer amener les autochtones au christianisme. Mais miner la crédibilité des chamans, des chefs religieux, revient à déstabiliser les commu­nautés qui, en périodes d’épidémies ou de défaites militaires, peuvent se retourner contre ces « nouveaux sorciers ». Les pères doivent donc toujours s’efforcer de démontrer la supériorité que leur confèrent leurs croyances et leur culture, pour pouvoir poursuivre avec un certain succès l’effort de conversion[9].

***

L’effet de surprise obtenu par un procédé perçu comme magique par les Amérindiens est, en résumé, l’un des moyens les plus sûrs d’amener ces derniers à la religion. Le père jésuite Jouvency, dans un ouvrage publié en 1710, rapporte l’un des cas les plus révélateurs de l’ingéniosité des mission­naires français en Nouvelle-France au début du dix-septième siècle, un cas dans lequel l’effet de surprise suscitant stupeur, crainte et admiration aura favorisé le processus d’évangélisation. L’épisode porte sur un groupe d’Amérindiens qui refuse de croire les discours d’un mission­naire cherchant à les convaincre de la réalité des feux d’un enfer éternel. Les autochtones expliquent qu’un feu si intense et sans fin consomme­rait trop de bois et que c’est donc concrètement impossible. Le père, n’arrivant pas à les persuader de la vérité de ses propos, déclare que dans le monde de l’enfer brûle un feu qui ne consomme pas de bois. Lors­que fusent les rires des autochtones, il les invite à venir voir, quelques jours plus tard, se consumer un morceau de cette terre infernale qui brûle toute seule.

Au jour convenu, ce missionnaire, devant un parterre de douze membres prééminents de la tribu, sort un morceau de souffre qu’il fait pas­ser dans l’assistance. Tous admettent qu’il provient du sol. Puis, le prêtre effrite la pierre de souffre sur des charbons ardents et provoque une odeur suffocante. Après qu’il a réitéré par trois fois l’expérience, les Amérin­diens se lèvent, ébahis et désormais convaincus des dires ce qui concerne du père en l’existence d’un monde infernal (cf. JR 1610–13, vol. 1, 289). Les autoch­tones sont subjugués et remplis d’admiration devant la démonstration très spectaculaire de la supériorité du Français. L’ingéniosité du missionnaire a porté ses fruits, comme elle en portera bien d’autres tout au long du dix-septième siècle. L’« agrandissement du Royaume de Dieu » en Nouvelle-France s’accommode en effet de tous les moyens, même des plus origi­naux et surprenants.

Berry College

Bibliographie 

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Comminges, Elie de. « Les récits de voyage des Jésuites en Nouvelle-France : la mission du Père Biard (1611–1613). » The French Review 49.6 (May 1976) : 840–855.

Delumeau, Jean. La Peur en Occident, Paris, Fayard, 1978.

———. Le Péché et la peur : la culpabilisation en Occident(XIIIème–XVIIIème siècle), Paris, Fayard, 1983.

Demers, Serge. « Les connaissances astronomiques des Indiens de Nou­velle-France. » Journal of the Royal Astronomical Society of Canada 60.5 : 225–229.

Deslandres, Dominique. Croire et faire croire. Les missions françaises au dix-septième siècle, Paris, Fayard, 2003.

———. « “Des ouvriers formidables à l’enfer”. Epistémè et missions jé­suites au dix-septième siècle. » Mélanges de l’Ecole Française de Rome. Italie et Méditerranée, 1999, vol. 111, n. 1, 251–276.

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———. « “Pensez-vous venir à bout de renverser le pays?”: la pratique d'évangélisation en Nouvelle-France d'après les Relations des jé­suites. »Dix-septième siècle, 1998, vol. 201, n. 4, 681–707.

———. « Les “réductions” de Nouvelle-France : une illustration de la pra­tique missionnaire jésuite. » Dix-septième siècle, 1997, vol. 196, n. 3, 519–529.

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Sutto, Claude. « Le Dieu des Français et les divinités amérindiennes au Canada (milieu seizième-milieu dix-septième siècles) ». Publié dans Les Signes de Dieu aux seizième et dix-septième siècles. Actes du col­loque de Clermont-Ferrand réunis et présentés par Geneviève Demerson et Bernard Dompnier, Clermont-Ferrand, Association des Publi­cations de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université Blaise Pascal, 1993, 161–173.

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Trigger, Bruce. Les Enfants d’Aataentsic. Traduit par Jean-Paul Sainte-Marie et Brigitte Chabert Hacikyan. Montréal, Editions Libre Expres­sion, 1991.


[1]Consulter, au sujet du travail de conversion des jésuites en Nouvelle-France mais aussi de la différence d’approche qu’ils adoptent selon les cultures à évangéliser, notre article intitulé : « “Pensez-vous venir à bout de renverser le pays? ”: la pratique d'évangélisation en Nouvelle-France d'après les Relations des jésuites » (cf. 691, 696).

[2]Nous allons, dans cette étude, essentiellement parler de l’effort missionnaire entrepris par le père Le Jeune.

[3]Bernard Dompnier a, lui, parlé d’une « pastorale de la séduction » pour évoquer la pratique d’évangélisation des capucins (voir son excellent article intitulé « Pastorale de la peur et pastorale de la séduction : la méthode des missionnaires capucins »).

[4]La sagamité est un mets amérindien consistant en une bouillie à base de maïs bouilli et de viande.

[5]Tandis que les Amérindiens sont régulièrement perçus comme des mineurs par les missionnaires de Nouvelle-France (jésuites, ursulines, etc.), ce n’est pas le cas en Orient et en Extrême Orient (voir notre étude intitulée : « Les “réductions” de Nouvelle-France : une illustration de la pratique missionnaire jésuite », 523–525). 

[6]Jean Delumeau écrit, dans La Peur en Occident, que cette panique s’explique principalement par l’importance accordée à la date de 1656 par les théologiens et pronostiqueurs protestants. Étant le résultat de savants calculs, cette date annoncerait la fin des temps. La peur développée dans les pays et milieux réformés, une peur renforcée par l’éclipse de 1652, en vient ainsi à influencer les milieux catholiques français (cf. 298).

[7]Les références aux explications des éclipses par les Amérindiens sont nombreuses dans les Relations : JR 1634, vol. 6, 222–23 ; JR 1636, vol. 10, 58 ; JR 1637, vol. 12, 72 et 142 ; JR 1643, vol. 22, 294 ; JR 1672–74, vol. 58, 160–62. Pour ce qui est de la position de l’Eglise, et plus précisement des missionnaires jésuites au Canada, à l’égard des tremblements de terre, consulter notre article intitulé : « L’interprétation du tremblement de terre de 1663 en Nouvelle-France d’après les écrits des missionnaires. »

[8]Dominique Deslandres, parlant des missionnaires jésuites en Bretagne et en Nouvelle-France, écrit encore qu’« Ils jouent le jeu, pour sûr, et ils ne sont pas loin de se croire eux-mêmes des guérisseurs guidés par Dieu »(« Des ouvriers formidables à l’enfer », 260).

[9]Déjà, au début du dix-septième siècle, dans la colonie de Port-Royal, en Acadie, le père Biard raillait les sorciers amérindiens pour leurs connaissances médicales primaires (JR, vol.3, 116). Elie de Comminges, auteur de l’étude intitulée : « Les récits de voyage des Jésuites en Nouvelle-France : la mission du Père Biard (1611–1613) », commente avec ironie la moquerie de ce jésuite : « M. Diafoirus lui, en connaissait donc plus ? » (853), la médecine en France n’étant, à l’époque, guère plus avancée que celle des Amérindiens.

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Author: 
Vincent Grégoire
Article Citation: 
17 (2016), 57–74
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