La vie moderne selon Molière : à hauteur de conscience de soi et de responsabilité devant la communauté dans Tartuffe, Le Festin de Pierre, et Le Misanthrope

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Le Tartuffe (1664 ; 1667 ; 1669), Le Festin de Pierre (1665), et Le Misanthrope (1665) constituent une trilogie qui dénonce l’hypocrisie, qu’elle soit mondaine ou religieuse. Ces trois pièces mettent en scène un protagoniste qui s’affirme dans sa singularité et revendique une vie bien à lui. Que ce soit Tartuffe, Dom Juan ou Alceste, chacun résiste à l’existence que lui eût dictée la société du fait de sa naissance ou de son milieu pour réaliser ses désirs et sa volonté. Le gueux Tartuffe aspire au confort d'une vie bourgeoise et d’une jouissance de tout bois. Le gentil­homme Dom Juan refuse de « ressembler à ses ancêtres » (IV, 4), soit de se marier et de perpétuer le « sang ». Le courtisan Alceste dénonce la ci­vilité mondaine qui, reposant sur une « vaste complaisance », induit une relation interpersonnelle fondée sur l’hypocrisie et la médisance. L’affrontement qui se joue entre le protagoniste et la société rejoue en fait l’opposition qui se dresse, au début du règne de Louis XIV, entre deux conceptions en concurrence de la vie. Face à l’inertie de l’ordre social de la société monarchique, le protagoniste incarne une vie moderne dans la mesure où, en tant qu’agent, il mène sa vie à hauteur de conscience de soi et du monde. Ainsi, au travers de ces trois comédies ayant trait au vivre-ensemble,Molière représente les enjeux inhérents à la modernité qui dé­finit la vie en de nouveaux termes. La conscience en est le tout premier, et implique inexorablement celui de responsabilité individuelle : à l’égard de soi, comme à l’égard de la communauté. En effet, bien que le dramaturge donne à voir par le truchement de ses protagonistes la trajectoire d’une vie qui réalise la volonté personnelle de son agent, il ne laisse cependant de ramener l’individu devant le collectif en mettant le protagoniste face à ses devoirs envers la communauté, en vertu non d’un Bien ou d’un Mal, mais de ce qui est bon ou mauvais pour cette dernière. La diversité des posi­tionnements des trois protagonistes par rapport à l’hypocrisie concourt à montrer que la vie dissimulée est porteuse d’un effet létal sur la commu­nauté. Cette analyse commencera par observer dans chaque comédie la représentation des deux conceptions de vie en concurrence. Puis, elle cernera la singularité de l’existence menée par le protagoniste en vertu de l'élan vital qui l’anime. Enfin, elle appréhendera le rappel à la communauté esquissé par Molière : la nécessaire inscription de la vie in­dividuelle dans le hic-et-nunc de la société, soit dans la réalité commune et temporelle.

Afin de mieux appréhender la vie telle qu’elle est définie et donnée à voir dans le théâtre de Molière ainsi que les enjeux que le dramaturge y associe, un détour par les dictionnaires d’époque est précieux. En effet, la consultation des dictionnaires de l’Académie et de Furetière aux entrées « vie » et « vivre » révèle la coexistence, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, de deux approches concurrentes de la vie. La définition du substan­tif révèle d’emblée une première divergence entre les deux dictionnaires, qui touche à la notion d’âme. Présente dans plusieurs des acceptions li­vrées par le Dictionnaire de l’Académie (1694), notamment dans la première : « VIE, l’union de l’âme et du corps », elle est tout à fait absente des acceptions fournies par le Dictionnaire universel (1690) de Furetière. Ce dernier marque, dès ses premières acceptions, une approche objective : « VIE, espace de temps qui s’écoule entre la naissance et la mort des choses animées », voire scientifique : « vie, ce principe de chaleur et de mouvement qui est dans les corps, et qui les fait agir et croître ». Une se­conde divergence, plus étendue, se manifeste entre les deux dictionnaires au travers de la perspective depuis laquelle chacun énonce ses acceptions : celle de la société ou bien celle de l’individu.

Le Dictionnaire de l’Académie adopte la perspective de la société. L’entrée du substantif fait apparaître ce positionnement au travers moins des définitions : « VIE se dit aussi, De ce qui regarde la conduite de la vie, & les mœurs », que des exemples fournis : « Mener une vie sans reproche, […] se repentir de sa vie passée. Il mène une vie de bête ». En revanche à l’entrée du verbe, deux acceptions précisent la portée de l’expression « la conduite de la vie, et les mœurs » en énonçant un jugement moral rendu explicite par le syntagme verbal « se gouverner bien ou mal » et établi en vertu de la société. L’une de ces deux définitions formule ainsi : « VIVRE : Se conduire, se gouverner bien ou mal, eu égard aux mœurs » (je souligne). L’expression « eu égard aux mœurs » signifie bien en tenant compte des « mœurs », soit des « habitudes, lois et coutumes de la na­tion », toujours selon le dictionnaire de l’Académie. Ce dernier fait donc comparaître la société comme référent et juge de la vie menée par l’individu. La seconde acception porte plus particulièrement sur la relation interindividuelle : « vivre : Se comporter, se gouverner bien ou mal à l’égard des autres » (je souligne). Elle confirme que la vie de l’individu est jugée — au sens fort du terme — en fonction de son comportement avec autrui. Ces deux acceptions présentent ainsi le procès de vivre comme étant nécessairement un comportement soumis à l’appréciation de la société selon la norme morale de cette dernière, tant dans la façon de l’agent de vivre à soi que dans sa relation à autrui. Elles sont néanmoins distinctes de l’acception politique dans laquelle l’autorité n’est plus mo­rale ou sociale mais relève de la loi, de la justice : « VIVRE se dit par rap­port au gouvernement politique aux lois et aux coutumes du pays dans lequel on demeure », donnant notamment pour exemples: « vivre sous les lois d’un Prince. Les lois, les coutumes, suivant lesquels nous vivons ».

À l’inverse, le Dictionnaire universel de Furetière offre deux accep­tions du substantif VIE formulant une perspective individuelle, et par­ticulièrement la perspective de l’agent qui mène la vie dont il est question. La première en est « VIE : se dit aussi de ce pouvoir qui est en nous, ou en autrui, de disposer de ce temps ou de cette durée de la vie ». L’inscription du substantif pouvoir et du verbe disposer qui signifie, entre autres accep­tions du même dictionnaire, le procès de « faire de quelque chose ce que l’on veut », confère à l’agent, au détenteur de la vie, la liberté d’en décider et de faire des choix conformes à sa volonté. La seconde acception : « VIE, se dit aussi d’une grande passion, ou affection, d’un grand at­tachement qu’on a pour quelque chose », fait référence à ce qui relève de l’intimité de l’agent, ses émotions voire ses sentiments. Ces définitions du dictionnaire de Furetière font figurer l’homme, être sensible et raison­nable, comme agent et maître de sa vie. Cette approche selon une perspec­tive individuelle est confortée par l’entrée du verbe « VIVRE ». Le procès décrit étoffe la subjectivité de l’agent en faisant apparaître son intention­nalité : « vivre, Signifie aussi, passer la vie d’une certaine manière, en certains lieux, sous certaines conditions » (je souligne). Si l’adjectif in­défini « certain » dans la construction un certain + substantif « exprime l'indétermination de la qualité », « il individualise, souligne la spécificité (connue ou censée être connue) »[1]. De plus, la grammaire française confère à l’adjectif antéposé une valeur appréciative voire affective qui se retrouve connotée lors de l’emploi combiné de déterminants indéfinis, avec « la particularité pour certain que l’énonciateur laisse volontiers en­tendre qu’il pourrait préciser l’identité du référent »[2]. De fait, cette accep­tion de Furetière, « vivre, passer la vie d’une certaine manière… », fait bien plus qu’évoquer la liberté de l’agent qui vit. Elle présente une situa­tion énonciative paradoxale pour un « dictionnaire universel » : le locuteur du dictionnaire d’Antoine Furetière, au lieu de disparaître dans la trans­parence d’un langage objectif concourant à produire un sens fermé, laisse poindre du subjectif et va jusqu’à produire une définition au sens tremblé. L’indéfinition trois fois inscrite dans l’énoncé de Furetière connote quel­que chose qui échappe à la clarté et à la rigidité de la norme et des règles sociales. Elle suggère l’espace propre à la singularité d’un comportement délibéré car effectué en conscience de sa liberté, se positionnant librement par rapport à la norme. Au reste, quand Furetière en vient à décrire le pro­cès de vivre du point de vue de l’interaction avec d’autres, ce comportement délibéré est désigné comme un « art » — qui s’oppose, en tant que notion, à celle de nature : « VIVRE se dit aussi en parlant de l’art de se conduire dans le monde ». En somme, dans le dictionnaire de Furetière, vivre désigne un procès actif et conscient par lequel l’agent s’éloigne de la nature et élabore une manière d’être en société qui lui est singulière. Ainsi, la confrontation de l’approche du Dictionnaire de l’Académie à celle du Dictionnaire universel de Furetière rend tangible la coexistence de deux conceptions de la vie relativement opposées. L’une, plus ancienne, est articulée autour de ce qui structure la société : ses lois morales ou politiques, et tend à figer la vie dans la conformité et la perpétuation d’un ordre social. L’autre, plus moderne, fait apparaître la singularité de la vie individuelle, présente l’individu comme l’instigateur et l’agent de sa propre vie.

Cette tension entre ces deux conceptions de la vie est à l’œuvre dans chacun des textes de Molière ici étudiés. D’un côté, le protagoniste est animé d’un mouvement incessant, celui de la sensation qu’il goûte, de l’émotion qui l’agite, de la quête qu’il mène — de sens pour Alceste, de plaisir pour Dom Juan, et de jouissance pour Tartuffe. De l’autre côté, la vie telle qu’elle est promue et représentée par la société est caractérisée par une forme d’immobilité. Dans Le Misanthrope, le comportement mondain, justifié par le discours de Philinte, n’est aucunement remis en question par les courtisans, comme le montre le départ ultime des petits marquis dont la manière d’être demeure inchangée du début à la fin de la pièce. Ils quittent tous deux le salon de Célimène pour aller participer ail­leurs à de nouvelles rondes de médisance :

Nous allons l’un et l’autre en tous lieux,
Montrer, de votre cœur, le portrait glorieux
(V, 4, 1693–94).

La semonce que Dom Louis adresse à son fils Dom Juan est énoncée en vertu du code d’honneur de gentilhomme, pourtant obsolescent. Enfin, le gouvernement tyrannique instauré par Tartuffe au nom des règles de la société dévote s’emploie à figer la maisonnée d’Orgon dans une certaine torpeur.

Dans chaque comédie, les différentes occurrences des termes vie et vivre sont révélatrices de l’affrontement qui se joue entre le protagoniste et la société en matière de conception de l’existence. Dans Le Misanthrope, la rhétorique mondaine déployée par les courtisans fait volontiers entendre l’expression commune « dans la vie » suivie d’une tournure impersonnelle du type on…, comme dans cette réplique d’Arsinoé adressée à Célimène :

Mais vous savez qu’il est des choses dans la vie,
Qu’on ne peut excuser, quoi qu’on en ait envie ;
(III, 4, 897–8, je souligne) ;

Dans la conception mondaine, la vie désigne un comportement qui parti­cipe d’une représentation sociale nécessaire à l’existence dans le monde et qui doit donc être donné à voir en société, comme le formule explicite­ment Arsinoé :

Mais aux ombres du crime, on prête aisément foi,
Et ce n’est pas assez, de bien vivre pour soi.
(III, 3, 907–8).

En d’autres termes : il ne suffit pas d’être, il faut paraître. Seulement, dans la distorsion mondaine telle qu’elle est dénoncée par Molière, le paraître est maître et l’être servile. A contrario, la vie telle qu’Alceste la conçoit au nom de la dignité humaine réclame un rapport de stricte adéquation entre l’être et le paraître de tout agent. Davantage, Alceste la présente comme le gage ultime de la cohérence entre l’être de l’agent, à la fois être à soi et être au monde, et l’action qu’il accomplit. Ainsi Alceste soutient que lorsqu’on ne sait faire que de méchants vers :

On ne doit, de rimer, avoir aucune envie,
Qu’on n’y soit condamné, sur peine de la vie
(IV, 1, 1152–4).

Cet énoncé fait valoir la vie comme garante absolue du bien-fondé de toute action entreprise par un individu : tout agent doit peser son action à l’aune de l’alternative extrême — mais simple pour l’agent en question — vie ou bien mort. Et seule une menace de mort expresse peut suspendre cette prescription. Poussant un cran plus loin la valorisation de la vie et son pouvoir validant quand il en vient à lui, Alceste la présente comme gage non plus seulement du bien-fondé de son action mais de l’intégrité parfaite de sa personne. Alceste brandit sa vie comme un bien personnel ultime et inaliénable, garant de la véracité, dans l’instant et à jamais, de la parole qu’il énonce :

Puisque entre humains, ainsi, vous vivez en vrais loups,
Traîtres, vous ne m’aurez de ma vie, avec vous
(V, 1, 1523–4).

Cette parole prononce à la fois la condamnation de la vie telle qu’elle est incarnée par les courtisans et l’engagement personnel d’Alceste de s’y soustraire. En effet, par le biais de la métaphore bien connue depuis Plaute, Alceste signifie que la vie prend sous les traits des courtisans une figure autre qu’humaine, celle de l’animalité la plus instinctive et préda­trice qui témoigne, par conséquent, d’une raison humaine perdue de vue. Cet argument d’Alceste recoupe le premier exemple donné par Furetière pour le verbe vivre : « les bêtes vivent d’une vie animale et sensitive ; les hommes vivent par le moyen d’une âme raisonnable ».

Dans Le Tartuffe, le discours d’autorité se prononçant sur la vie est celui de l’autorité religieuse usurpée. De type épidictique, il blâme ou loue tout comportement au regard de la religiosité dévote. Cette disposition à l’égard d’autrui est décrite par Dorine lorsqu’elle dresse le portrait des prudes :

Hautement, d’un chacun, elles blâment la vie,
Non point par charité, mais par un trait d’envie […]
(I, 1, 137–38)[3].

Or l’imposture de Tartuffe réside précisément dans son art de faire porter haut son jugement sur autrui, d’induire ce comportement chez ses dis­ciples cependant qu’il s’y soustrait en s’érigeant comme son propre juge :

Oui, mon père, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures,
Elle n’est qu’un amas de crimes et d’ordures […]
(III, 6, 1074–78).

L’autre type de discours sur la vie présent dans Le Tartuffe est celui que tient la communauté constituée des membres de la famille d’Orgon. L’emprise de l’imposteur sur la maisonnée suscite un climat de suspicion, d’hostilité, voire de terreur général qui entraîne une dévalorisation de la vie. Cette inclination létale apparaît explicitement dans le discours de Ma­riane lorsque, face à Dorine, elle évoque la possibilité de son suicide :

Dorine  : Sur cette autre union, quelle est donc votre at­tente ?

Mariane : De me donner la mort, si l’on me violente 
(II, 3, 613–14).

Comme en rend compte l’emploi du terme « violenter », « faire faire par la force », les conditions d’existence sont celles d’un état de violence dans lequel l’être ensemble est réduit à un rapport de forces, régi par un exer­cice de domination sous la contrainte[4]. La vie apparaît alors synonyme de supplice, et le don, selon une logique inversée, est non plus tourné vers autrui dans un don de vie, mais vers soi dans un don de mort. Mariane fait comprendre que si la vie devait être entendue comme un renoncement à soi, aux désirs qu’elle se connaît, en l’occurrence à l’union avec l’être aimé, elle préférerait y renoncer. Son manque d’espoir est l’effet de sa soumission totale face à un « père absolu » (II, 3, 589) :

Un père, je l’avoue, a sur nous tant d’empire,
Que je n’ai jamais eu la force de rien dire
(II, 3, 597– 8)[5].

Toutefois, quand la menace de devoir renoncer à soi est sur le point de s’actualiser, le manque d’espoir cède la place au désespoir. Ce dernier rend plus tangible l’ultime acte de liberté de mettre fin à ses jours :

Mon père, au nom du ciel, qui connaît ma douleur,
[…] Relâchez-vous un peu des droits de la naissance,
Et dispensez mes vœux de cette obéissance.
Ne me réduisez point, par cette dure loi,
Jusqu'à me plaindre au ciel de ce que je vous dois :
Et cette vie, hélas! Que vous m'avez donnée,
Ne me la rendez pas, mon père, infortunée.  […]
Et ne me portez point à quelque désespoir,
En vous servant, sur moi, de tout votre pouvoir
(IV, 3, 1279–92).

Le désespoir de Mariane naît de son impuissance devant un sentiment d’injustice. En effet, elle exprime que le don de vie que son père lui a fait en vient à exiger une contrepartie qui dépasse de loin le devoir filial ordi­naire. Le pouvoir tyrannique d’Orgon entend faire valoir le don de vie du parent à l’enfant, somme toute naturel, comme la contraction par l’enfant d’une dette à vie à l’égard de son parent, l’obligeant à hypothéquer sa vie voire à se tenir prêt à payer de la sienne. Dans cette logique viciée, le don se révèle synonyme de dépossession, et par conséquent, la mort plus évi­dente que la vie au sein de la cellule familiale moribonde.

Dans Le Festin de Pierre, la société présente diverses conceptions de la vie. L’une, exposée par Sganarelle puis par Elvire, semble concevoir le séjour sur terre en vue d’une « autre vie », conformément à la tradition religieuse. L’autre, fidèle à la tradition féodale de la société monarchique, place l’honneur au-dessus de la vie. Cette dernière conception apparaît de façon implicite dans le discours de Dom Carlos, frère ainé d’Elvire, lorsqu’évoquant le duel, il déplore son interdiction : « Si l’on ne quitte pas la vie, on est contraint de quitter le royaume » (III, 3, 124). À ces deux conceptions idéologiques, Dom Juan oppose une approche pragmatique de la vie, dont témoigne sa réflexion faite à Sganarelle après la visite de son père puis celle d’Elvire sur son chemin de retour au couvent : « Il faut s'amender ; encore vingt ou trente ans de cette vie-ci, et puis nous songe­rons à nous » (IV, 7, 161). La précision « encore vingt ou trente ans », durée de vie considérable a fortiori au XVIIe siècle, ainsi que le présentatif déictique « cette vie-ci » mettent l’emphase sur le présent et créent un ef­fet de contraste avec l’énoncé suivant « puis nous songerons à nous » for­mulé au futur de l’indicatif. La disjonction de temporalité entre les deux énoncés fait entendre l’ironie du séducteur insatiable et saborde la réalité de l’énoncé « Il faut s’amender ». Pour Dom Juan, « s’amender », soit changer de vie pour ménager son salut, n’a pas plus de réalité qu’une vie imaginée à vingt ou trente ans sinon conçue comme la perpétuation du présent. De même que Tartuffe faisait preuve de pragmatisme lorsque, déjouant l’invitation de Cléante à pardonner à Damis, il lui répondait : « Le ciel n’ordonne pas que je vive avec lui », Dom Juan renoue avec l’étymologie du terme pragma, action en grec, et appréhende la vie dans le présent de l’action qui lui apporte du plaisir, et dans l’indéfinition de son itération.

Ainsi, soit qu’ils commentent leur conduite de vie, soit qu’ils entéri­nent un choix volontaire, Alceste, Tartuffe et Dom Juan font montre d’un regard distant par rapport à leur existence. Cette distance atteste de la con­science que chacun a de sa vie et de ce qu’il veut en faire voire de ce qu’il veut accomplir.

Cette conscience les caractérise dès leur entrée en scène. Ces protago­nistes ne cherchent pas à contenir la passion qui guide leur conduite de vie et ils viennent très vite à exprimer le sentiment qui les anime. Ainsi, Dom Juan se présente tel un conquérant des cœurs et a « sur ce sujet l’ambition des Conquérants qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits » (I, 2, 61). Il expose à Sga­narelle le plaisir tout intellectuel que lui procure la séduction de la belle, soit l’entreprise de « triompher de sa résistance ». Également animé par une quête intellectuelle, la préoccupation d’Alceste est politique. Il entend dénoncer la civilité mondaine qui, usant d’une « vaste complaisance » « traite du même air l’honnête homme et le fat », sans discerner les indi­vidus eu égard à leur mérite. Prenant le contre-pied de la civilité mon­daine, Alceste forme le projet « de rompre en visière à tout le genre hu­main » (I, 1, 95), soit de « dire en face à quelqu'un quelque chose de fascheux, d'injurieux, fierement, brusquement, incivilement » selon le dic­tionnaire de l’Académie[6].

Cette disposition d’Alceste revient à adopter le rôle de parrésiaste, ce­lui qui « prend le risque de dire, en dépit de tout, toute la vérité qu’il pense » selon Michel Foucault (14). Foucault précise que ce risque con­cerne « non seulement la relation établie entre celui qui parle et celui au­quel est adressée la vérité, mais à la limite […] l’existence même de celui qui parle si du moins son interlocuteur a un pouvoir sur lui et s’il ne peut supporter la vérité qu’on lui dit »[7].Or ces conditions décrivent tout à fait celles du litige qui court tout au long de la pièce entre Alceste et Oronte. Enfin, lors de son entrée en scène tardive, Tartuffe révèle de suite les mo­tifs de sa vigilance : donner à voir avec ostentation sa religiosité extrême : « Laurent, serrez ma haire avec discipline » (III, 2, 853) et son excessive sensibilité à la chair quand il dit à Dorine : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir » (III, 3, 860) prétextant que « cela fait venir de coupables pensées » (III, 3, 862). Dorine remarque alors justement : « Vous êtes donc bien tendre à la tentation » (III, 2, 863). Tartuffe apparaît d’emblée comme étant préoccupé par le registre du corporel, davantage encore, pré­occupé par la dimension charnelle de l’existence. C’est sur cet argument qu’il construit la légitimité de son aveu inconvenant auprès d’Elmire à la scène suivante. Il pose un fait avéré : « Ah pour être dévot je n’en suis pas moins homme (III, 3, 966), pour ensuite reporter sur son interlocutrice la responsabilité de son inclination charnelle envers elle :

Je sais […]
Que vous m’excuserez sur l’humaine faiblesse
Des violents transports d’un amour qui vous blesse ;
Et considérerez, en regardant votre air,
Que l’on n’est pas aveugle et qu’un homme est de chair 
(III, 3, 1007–1012).

Ainsi, Tartuffe est caractérisé comme menant en conscience une quête sensorielle, celle d’un tout jouir que la source en soit le vin, la bonne chaire, ou Elvire.

De façons diverses, ces protagonistes mobilisent leur « élan vital », selon l’expression de Henri Bergson, philosophe du vivant par excellence, afin de réaliser le dessein de vie qu’ils se sont proposé. Bien plus, ils éri­gent cet accomplissement comme l’enjeu de leur existence : réaliser leur dessein constitue leur œuvre existentielle[8]. Ainsi selon une logique d’étendue et non d’accumulation, Dom Juan poursuit une œuvre esthétique qui consiste à séduire les belles les unes après les autres. En vertu de son rôle de parrésiaste, l’œuvre d’Alceste est politique et vise à une société meilleure fondée sur la sincérité civile de ses membres les uns envers les autres. Enfin, l’œuvre de Tartuffe consiste à se fabriquer un confort de vie pour atteindre à une existence de jouissances ; pragmatiquement, ce projet commence par l’appropriation de la maison du bourgeois Orgon. Dans tous les cas, la vie de ces protagonistes toute tournée vers cet accom­plissement contraire à l’ordre social implique que chacun ait conscience de sa volonté et se fraye une voie pour lui donner réalité.

Chacun doit donc se soustraire à la nécessité extérieure que lui impose la société. La pièce du Misanthrope donne à voir la progressive affirma­tion à soi d’Alceste, laquelle devient définitivement tangible à l’ouverture du dernier acte, quand le protagoniste présente son projet de partir comme une résolution : « La résolution en est prise, vous dis-je » (V, 1, 1481). À mesure que le protagoniste se dégage de la manière de vivre que lui dictait sa naissance ou son milieu, il déploie son élan vital et fait croître en lui la liberté d’inventer une vie à sa mesure. Il semble légitime de prêter aux deux autres protagonistes cette même obtention de soi — certainement posée en d’autres termes — dans un temps qui a précédé celui représenté dans la comédie. Aussi, ces trois protagonistes illustrent volontiers la rela­tion complexe existant entre les trois notions de vie, nécessité et liberté, décrite par Bergson : « la vie est précisément la liberté s’insérant dans la nécessité et la tournant à son profit » (L’Énergie spirituelle 13). Il n’est pas question de nier une forme de contrainte extérieure au sujet, mais la liberté du sujet, certes relative, s’exprime dans une action qui s’élabore en vertu de cette nécessité de façon à atteindre la fin qu’il s’est choisie. Préci­sément, il ne s’agit pas pour les trois protagonistes de Molière de se dé­faire de toute nécessité, mais bien de substituer à la nécessité extérieure imposée par la société la nécessité interne qui guide leur accomplisse­ment[9]. Ayant identifié leur volonté, l’unique vie envisageable pour ces protagonistes est celle par laquelle ils peuvent réaliser leur œuvre. De fait, il n’y a pour eux qu’une seule manière d’être au monde possible et dès lors nécessaire jusqu’à l’extrême. Ainsi, de son vivant Dom Juan ne peut renoncer à poursuivre ses conquêtes et jusqu’au bout refuse de se repentir. Alceste ne peut consentir à une société où les hommes, usant et abusant d’une parole trompeuse, sont traîtres à leur nature humaine, d’où son refus absolu de se dédire. Quant à Tartuffe, comme bon nombre de jouisseurs, il semble préférer tenter le tout pour le tout plutôt que vivre dans la frustra­tion. Tel un joueur de poker qui va jusqu’au bout de la partie, Tartuffe mène sa stratégie du bluff jusqu’au coup de trop : sa visite chez le roi lui est fatale comme l’Exempt l’expose à Orgon : « Venant vous accuser, il s’est trahi lui-même » (V, 7, 1921). C’est donc en vertu de sa seule vo­lonté et de l’élan vital qui l’anime que le protagoniste déploie sa trajectoire de vie originale, en dépit de l’ordre social.

Toutefois, pour autant que Molière représente le déploiement de ces vies volontaires, il ne laisse pas de les inscrire dans la communauté. Dans chacune de ces comédies, le protagoniste, même en totale dé-liaison avec la société comme le personnage de Dom Juan, y est toujours rapporté. La représentation de leur interaction renseigne sur un aspect du vivre-ensem­ble : Le Festin sur l’articulation de la liberté individuelle et du bien com­mun ; Tartuffe sur la nécessité d’une autorité pour l’organisation de la communauté ; Le Misanthrope sur la communication entre ses membres. Dans chaque pièce, Molière donne à considérer la responsabilité de la vie individuelle à l’égard du collectif. La réplique que Dorine adresse à Orgon en rend compte de façon explicite :

Et qui donne à sa fille un homme qu’elle hait
Est responsable au Ciel des fautes qu’elle fait 
(II, 2, 515–16, je souligne).

Aussi, conjointement à la trajectoire de l’existence individuelle du prota­goniste, chaque comédie donne à observer l’effet de son action sur la communauté qui l’entoure.

Dans le cas du Festin, le personnage de Dom Juan est tout entier ca­ractérisé par l’affirmation de sa souveraineté autonome : il décide seulement en vertu de lui-même et agit indépendamment des lois. En effet, une liberté souveraine lui est nécessaire pour réaliser son œuvre de con­quêtes de belles, mais la contrepartie en est la solitude. À force de s’affirmer comme seul sujet, considérant les autres — des belles à son père — comme des objets, Dom Juan se retrouve également dans la posi­tion d’un sujet seul. Néanmoins, le maître a su sciemment déjouer cette solitude en conservant Sganarelle à ses côtés, comme il le formule explic­itement après sa profession de foi d’hypocrite : « je suis bien aise d’avoir un témoin du fond de mon âme, et des véritables motifs qui m’obligent à faire les choses » (V, 2, 170). Toutefois, si Dom Juan revendique sa liberté à tout prix pour se créer une existence à soi et accomplir son œuvre de conquérant des belles, il n’est pas sans encourager ses interlocuteurs à se saisir de la leur. L’impulsion d’un élan libertaire est même centrale à l’entreprise de séduction des belles. Tant avec Elvire qu’avec la jeune paysanne Charlotte, Dom Juan s’emploie à leur faire croire à la possibilité d’avoir une existence à soi choisie en vertu de soi. En revanche, le pendant de cette liberté individuelle est la violence que son enivrement peut sus­citer. La scène avec M. Dimanche le financier que Sganarelle rejoue après son maître explicite la violence restée sourde la première fois. Le valet, succédant à son maître, use des mêmes ressorts mais avec l’artifice de la condition en moins. Aussi pour parvenir au même effet — se séparer du financier qui lui demande son argent — le valet a-t-il recours à la violence physique et pousse son interlocuteur hors de la maison, comme indiqué par la didascalie. Ainsi, la comédie du Festin de Pierre interroge-t-elle l’espace de conciliation entre liberté individuelle et bien commun.

Dans Le Misanthrope, Alceste n’est pas le personnage irascible dans lequel Philinte, et avec lui la critique, voit un être en perdition voulant s’enfuir dans un désert loin de tout homme. Tout d’abord, au XVIIe siècle, un « désert » désigne une maison à la campagne, certes loin du monde mais où il y a quand même des domestiques et des voisins à la ronde. En­suite, jusqu’au bout Alceste espère que ce départ se fera à deux, dans la compagnie de Célimène. Enfin, quand à la fin de la pièce Alceste annonce sa résolution de partir, il explique qu’elle est prise en vertu de « [s]a rai­son », dans un souci de préservation de soi :

La raison, pour mon bien, veut que je me retire :
Je n’ai point sur ma langue un assez grand empire ;

De ce que je dirais, je ne répondrais pas,
Et je me jetterais cent choses sur les bras
(V, 1, 1573–76).

Ce départ est alors articulé comme une action positive, celle de « chercher sur la terre un endroit écarté / Où d’être homme d’honneur on ait la li­berté » (V, 4, 1805–6). En formulant cette quête, Alceste projette son idéal de société vers un ailleurs où les hommes mèneraient encore leur vie en vertu de leur dignité essentielle. En fait, derrière ses récriminations expo­sées aux courtisans, y compris Philinte, sa voix donne à considérer la composante politique de l’organisation de la communauté. Dès la scène d’exposition, il interroge la viabilité d’une communauté si la communica­tion qui lie ses membres se produit au travers d’une parole hypocrite, comme celle qui participe de la vaste complaisance. Au terme de la pièce, il a formulé deux effets pervers d’une parole malade sur l’entente de la communauté : d’une part, l’absence de confiance possible dans la parole donnée par autrui entraîne un climat de méfiance général (I, 1) ; d’autre part, le désir d’être admis par les membres de la communauté demande à se fondre dans la conformité de pensée et appelle donc à taire ses senti­ments ou opinions personnels (V, 1). Aussi, quand Alceste interrompt la ronde de médisance (II, 4) il ne critique pas ce que les courtisans disent mais bien le manque de cohérence entre la parole énoncée en l’absence du concerné et le comportement qu’ils manifesteront en sa présence :

Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour.
Cependant, aucun d’eux, à vos yeux, ne se montre
Qu’on ne vous voie enhâte, aller à sa rencontre,
[…] et d’un baiser flatteur,
Appuyer les serments d’être son serviteur
(II, 5, 652–56).

Alors que Clitandre se dégage de toute responsabilité en la reportant sur Célimène, Alceste souligne la responsabilité individuelle de chacun dans la vie du groupe[10]. Il dénonce l’effet délétère pour la société de cette dyna­mique interactionnelle de médisance collective en ce qu’elle suscite le pire chez chacun, et par là explique la contribution de Célimène :

[…] Vos ris complaisants
Tirent de son esprit tous ces traits médisants ;
Son humeur satirique est sans cesse nourrie
Par le coupable encens de votre flatterie ;
Et son cœur, à railler, trouverait moins d’appas,
S’il avait observé qu’on ne l’applaudît pas
(II, 4, 659–64).

Au demeurant, la tentative d’Alceste auprès des courtisans reste vaine. La vie qu’il leur suggère, introduisant le penser critique tel que depuis Socrate il a pu être défini : « se tenir chacun — ainsi que tous les autres — pour responsable et comptable de ce qu’on pense et de ce qu’on dit », briserait la vie sous cloche de verre menée au gré des privilèges de naissance de chacun[11]. Mais sa résolution de partir s’affirme quand la perte de son pro­cès face au « scélérat » notoire lui fait comprendre que la corruption de la société est installée jusque dans sa justice.

Enfin, Tartuffe représente la vie à un niveau collectif : le sursaut vital qui saisit la communauté quand elle voit la vie d’un des leurs menacée, en l’occurrence celle de Mariane. La communauté au bord du délitement se refonde autour d’une action qui rassemble et mobilise tout un chacun, menée par l’industrieuse Elmire, dans le but de déciller Orgon. Autour de cette action commune et solidaire se reforme la cohésion de la commu­nauté qui redécouvre le sens perdu : son identité, la fonction de chacun en son sein, le sens d’œuvrer tous ensemble. Le dénouement entérine le ré­tablissement de l’autorité : celle, particulière, du chef de famille et celle, commune et séculière, du Prince et de sa justice. L’affirmation de Clé­ante : « Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps où par la violence on fait mal ses affaires » (V, 2, 1640–1) énonce le procès de vivre au présent, conjugué à la première personne du pluriel : le « nous » de la communauté rassemblée et unifiée, dont l’action s’inscrit dans la réalité commune et partagée. L’Exempt entérine le sens politique inhérent à la vie de la communauté : 

Nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude,
Un Prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l'art des imposteurs
(V, 7, 1906–8).

rejoignant, presque mot pour mot, l’exemple donné par le Dictionnaire de l’Académie  pour illustrer l’acception politique : «vivre sous les lois d’un Prince ». La vision du prince qui perce les apparences et inscrit la vie dans un rapport d’opposition à l’art des imposteurs, soit à la fausseté, laisse concevoir que l’harmonie politique de la vie en communauté s’obtient par la vie sans dissimulation de ses membres.

Ainsi, ces trois comédies qui dénoncent la vie de dissimulation font voir les enjeux qui entourent l’apparition de la vie moderne. La difficile articulation de l’affirmation d’une vie individuelle menée par fidélité à soi et la conservation du souci du bien commun, soit de la vie de la commu­nauté considérée comme une entité cohérente. La liberté individuelle peut être affirmée et déployée si l’épanouissement individuel va dans le sens d’un épanouissement collectif : que chacun aille vers un mieux vivre qui ne renforce pas seulement son agent mais aussi la cohésion des membres au sein de la communauté. Dans l’ébranlement du sens qu’augure l’épanouissement de la liberté individuelle, c’est peut-être là un indice que Molière livre pour sa recomposition.

University of Virginia

 

Ouvrages cités

Arendt, Hannah. Juger—Sur la philosophie politique de Kant. Trad. Myriam Revault d’Allones.  Paris : Seuil, 1991.

Bergson, Henri. L’Énergie spirituelle. Paris : Presses Universitaires de France, 1976 (1919).

———. L’Évolution créatrice. Paris : Presses Universitaires de France, 1991 (1941).

Foucault, Michel. Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France, 1984. Paris : Gallimard/ Seuil, coll. « Hautes Etudes », 2009.

Jeannerod, Marc. « Les relations entre organismes et milieu chez Claude Bernard. » La Nécessité de Claude Bernard. Ed. Jacques Michel. Paris : L’Harmattan, 2001. 141–54.

Molière. Le Festin de Pierre (Dom Juan). Ed. Joan DeJean. Genève : Droz, 1999.

———. Œuvres complètes. Ed. Georges Couton. Paris : Gallimard, La Pléiade, 1971.

———.Œuvres complètes. Ed. Georges Forestier. Paris : Gallimard, La Pléiade, 2010.

Riegel, Martin, Pellat, Jean-Christophe et Rioul, René, Grammaire méthodique du français. Paris : Presses Universitaires de France, 1994.

 


[1] Le Trésor de la langue française [TLF], article « certain », consulté sur le site de www.cnrtl.fr.

[2] La Grammaire méthodique du français indique au sujet des adjectifs épithètes antéposés au nom :« Tout se passe comme si l’attribution de la qualité dénotée par l’adjectif était prise en charge—pour des raisons que seuls le contexte et la situation peuvent éclairer—par le locuteur ou par l’énonciateur, c’est-à-dire par la personne qui est censée s’exprimer par la voix du locuteur » (183). Sur le déterminant indéfini : « les variantes un quelconque et, plus rares et un peu archaïque, quelque, certain, insistent sur le caractère aléatoire du prélèvement opéré par l’indéfini, avec cette particularité pour certain que l’énonciateur laisse volontiers entendre qu’il pourrait préciser l’identité du référent » (160).

[3] Ce trait évoque largement le personnage d’Arsinoé de Le Misanthrope et constitue au reste le reproche que lui fait Célimène.

[4] Voir l’article « violenter » dans le Dictionnaire de l’Académie française (1694). Consulté sur le site d’ARTFL : http://artfl-project.uchicago.edu/content/dictionnaires-dautrefois.

[5]Mariane à Dorine : « Contre un père absolu que veux-tu que je fasse ? » (II, 3, 589).

[6] Dictionnaire de l’Académie (1694), article « Visière ».

[7] Michel Foucault définit ainsi la parresia : « pour qu’il y ait parresia, il faut que le sujet en disant cette vérité qu’il marque comme étant son opinion, sa pensée, sa croyance, prenne un certain risque qui concerne […] non seulement la relation établie entre celui qui parle et celui auquel est adressée la vérité, mais à la limite […] l’existence même de celui qui parle si du moins son interlocuteur a un pouvoir sur lui et s’il ne peut supporter la vérité qu’on lui dit » (Foucault 14).

[8] L’œuvre mentionnée par Bergson, telle qu’elle est mobilisée pour le présent propos, est extraite d’un passage de L’évolution créatrice, lors duquel le philosophe expose le lien entre élan vital, creation, et accomplissement d’une œuvre mené par l’intelligence humaine : « agir et se savoir agir, entrer en contact avec la réalité et même la vivre, mais dans la mesure seulement où elle intéresse l’œuvre qui s’accomplit et le sillon qui se creuse, voilà la fonction de l’intelligence humaine » (L’Évolution créatrice 209). Plus loin, Bergson souligne le rôle clef de la volonté dans l’accomplissement de cette œuvre : « Quand nous replaçons notre être dans notre vouloir, et notre vouloir lui-même dans l’impulsion qu’il prolonge, nous comprenons, nous sentons que la réalité est une croissance perpétuelle, une création qui se poursuit sans fin. Notre volonté fait déjà ce miracle. Toute œuvre humaine qui renferme une part d’invention, tout acte volontaire qui renferme une part de liberté, tout mouvement d’un organisme qui manifeste de la spontanéité, apporte quelque chose de nouveau dans le monde » (L’Évolution créatrice 260).

[9] Ce propos s’appuie donc sur une conception double de la nécessité. Il y a une forme de nécessité qu’on pourrait appeler « nécessité donnée », imposée par le processus vital. De nature biologique, elle répond aux fonctions vitales établies par Claude Bernard : nutrition, respiration, reproduction, relation. En dehors de ces formes de nécessité donnée, toute nécessité peut être appelée construite : résultant des conditions d’existence de l’homme, elle ne concourt pas à la vie d’un point de vue biologique. Marc Jeannerod commentant la relation de l’organisme à son milieu ambiant selon Claude Bernard écrit : « L’organisme, ayant conquis la stabilité (donc l’indépendance et la liberté au sens de Claude Bernard) se trouve libéré en vue de tâches plus complexes et de nature sociale ». Suivant en cela la conception de l’expérimentaliste, dégagé de la nécessité de trouver de quoi manger, respirer etc, l’homme peut mettre son énergie dans autre chose que dans les tâches qui assurent sa survie. Cela augure de la « dépense » — notion à laquelle Bataille a assuré une postérité (Jeannerod 147-8).

[10] Clitandre à Alceste : « Pourquoi s’en prendre à nous ? Si ce qu’on dit vous blesse / Il faut que le reproche à Madame s’adresse » (II, 4, 657-8).

[11] Cette définition d’un penser critique qui animerait la société humaine est rappelée par Hannah Arendt dans la lecture politique qu’elle donne de la notion kantienne de « sensus communis » (Arendt 70).

Author: 
Églantine Morvant
Article Citation: 
XV, 2 (2014): 189–204
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