Hommes et animaux dans les contes de fées du XVIIe siècle

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A l’image du genre voisin de la fable, les animaux sont un élément traditionnel du conte[1]. Près de la moitié du corpus met en effet en scène un univers animalier plus ou moins développé[2]. Ces animaux, authentiques et fantasmagoriques, parlants et hybrides, participent en premier lieu du merveilleux ornemental et occupent l’espace féerique sans surprendre leurs homologues humains. Eléments à part entière du personnel merveil­leux des contes, ils forment, entre autres, des peuples de dauphins, mou­tons ou oiseaux. Figurants anonymes, messagers ou compagnons zélés des héros, ils endossent un rôle généralement instrumental et performatif, et peuvent accéder, sous conditions, à l’héroïcité. Ils sont plus rarement un adversaire qu’un adjuvant magique et secondaire, parfois sacrifié au bé­néfice du protagoniste en difficulté. Occupant ainsi une fonction utilitaire au sein de la diégèse, l’animal est généralement un facilitateur qui permet aux acteurs principaux d’accomplir leur destin.

L’interaction homme/animal opère dans les deux sens et si les humains sont souvent comparés à des bêtes, les animaux eux-mêmes prennent les qualités d’autres espèces et gagnent en valeur par l’assimilation de traits hétérogènes[3]. Les spécificités zoologiques offrent alors des effets pit­toresques renouvelés qui alimentent le fabuleux du conte comme son énonciation. L’anthropomorphisme à l’œuvre dans ces textes personnifie des animaux aux habitus plus mondains que sauvages et métamorphose des hommes dont l’apparence bestiale révèle a contrario des vices bien humains. Etres hybrides dès la naissance ou à la suite d’un sort, ces per­sonnages, dont la quête de rédemption structure le récit, élaborent des scénarii diégétiques et discursifs spécifiques, rehaussant la rhétorique fée­rique. Comment en effet assumer son héroïcité quand on devient un canari ou un sanglier ? Qui de l’homme ou de l’animal possède la plus grande bestialité et qui a le plus à perdre à être ainsi métamorphosé ?

La confusion et la profusion inter, trans- et multi-générique des es­pèces définissent et motivent le genre merveilleux et la métaphore comme la métamorphose animalière sont des prétextes actanciels et poétiques à d’insolites varia lexicales et narratives.

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Les animaux entourent, accompagnent, vivent avec les personnages des contes dans une omniprésence criante[4]. Témoins réalistes de la vie rustique ou précieuse contemporaine, ils entent toutes les strates sociales et s’affilient selon leurs dispositions et fonctions auprès de l’homme. Par­ticipant de la dichotomie manichéiste à l’œuvre dans les contes, la pré­sence animale est aussi bien positive (notamment par l’hégémonie pastorale qui fait du mouton le témoin privilégié des amours et déses­pérances héroïques) que négative (bien que beaucoup plus restreinte dans ce cas). Un personnel animalier féerique divers, mais relativement réduit, atteste également des habitus mondains par la présence d’animaux de compagnie traditionnels comme les chevaux, les chiens, les chats ou les oiseaux décoratifs, voire plus insolites comme les singes et réinvestit le bestiaire folklorique et biblique par les traditionnels crapauds et serpents ou encore lions féroces, ces derniers restant exclusivement accessoires et cantonnés à remplir les marmites et les geôles des adversaires.

La fréquentation constante des animaux les inclut pleinement au quo­tidien des personnages qui les intègrent spontanément à leurs occupations et leur langage. C’est alors l’occasion d’établir un recensement quasiment exhaustif de certaines catégories, en de longues énumérations imagées comme les pratique régulièrement Mme d’Aulnoy. Ainsi le prince cadet de La Chatte blanche collectionne les chiens « de grands, de petits, des lévriers, des dogues, des limiers, chiens de chasse, épagneuls, barbets, bichons » (Aulnoy 756) ; dans Babiole, le cortège royal de Magot « était composé de petits épagneuls, de levrons, de chats d’Espagne, de rats de Moscovie, de quelques hérissons, de subtiles belettes, de friands renards » (Aulnoy 512) ; pour amuser le petit prince on lui donne « des chiens, des chats, des oiseaux, des écureuils, et même un petit cheval appelé Cri­quetin, qui dansait la sarabande » (Aulnoy 510). Hommes et animaux se côtoient donc couramment et leurs interactions s’insèrent foncièrement dans la diégèse et le discours. Des comparaisons ou métaphores animal­ières scandent ainsi les textes de manière topique participant de la rhétorique du conte fondée sur la profusion hyperbolique des motifs. Les effets de listes ainsi relevés soulignent le caractère merveilleux du récit. Sa fictionalité est alors révélée par la démesure, l’extravagance, et parfois l’incongruité des éléments énumérés. L’énonciation hyperbolique du genre ancre donc le texte dans la littérature par sa mise en scène outrée.

Les analogies interrègnes sont généralement dévalorisantes pour l’humain dont l’image est alors réduite à une catégorie ou une particularité zoologique. Les mentions présentant la princesse Truitonne dans L’Oiseau bleu s’accompagnent ainsi fréquemment d’un trait péjoratif renforçant la caractérisation négative du personnage. C’est diversement qu’elle est « bête », ayant à la fois « moins bonne mine qu’une huitre à l’écaille » et possédant « des dents plus longues que les défenses d’un sanglier » (Aulnoy 217). La variété des tours descriptifs ancrent le personnage dans une bestialité difforme et grotesque, l’enfermant définitivement dans la catégorie du monstrueux antipathique. Mme d’Aulnoy joue également sur l’équivoque quand Truitonne lance à celui qui vient de lui refuser sa main qu’il est « un plaisant roitelet » (Aulnoy 197). L’invective visant à ra­baisser le personnage et signifiant, selon le Dictionnaire de l’Académie, « Fort petit oiseau » et péjorativement « Un petit Roi »[5] prend corps dans la métamorphose qui s’ensuit, puisque Charmant est transformé en Oiseau bleu. L’apostrophe devient alors imprécation performative et s’incarne dans la métamorphose magique et punitive.

La conteuse aime varier les tournures et les associations même chez ses héros positifs. Au roi qui file la métaphore chasseresse et prétend avoir attrapé une « colombe », sa fille rétorque que la proie en question est bien « plutôt une chouette » (Aulnoy 154). La princesse Gracieuse, tremblante et apeurée, qui s’apprête à subir les tortures de Grognon, apparaît « comme un pauvre mouton » (Aulnoy 158) ; Merveilleuse, perdue dans la forêt, a peur d’être mangée « comme un poulet » par « les lions et les loups » (Aulnoy 412) ; Léandre, devenu lutin par la grâce d’une fée, par­court les airs « comme un oiseau » (Aulnoy 229) ; la reine qui découvre Babiole, stupéfaite, reste « plus muette qu’une carpe, [et] ouvrait deux grands yeux » (Aulnoy 521) devant le discours de la petite guenon, en une posture particulièrement évocatrice et ridicule. Ces quelques exemples soulignent la combinaison imagée des races et des genres qui crée un spectacle fantaisiste, voire cocasse, mais toujours renouvelé et piquant.

Une évocation animalière prépondérante chez Mme d’Aulnoy assimile les personnages (féminins ou masculins) à la race simiesque. De nom­breuses références aux singes sont en effet proférées par les protagonistes comme autant d’invocations et d’injures méprisantes. Ainsi transparaît le mépris d’une reine captive qui éprouve dégoût et crainte de devoir laisser son enfant à « son magot de fils » (Aulnoy 367). Telle belle-mère est une « magotte » (Aulnoy 154), tel héros difforme est « un petit magot » (Aulnoy 226), tel prétendant encore est « un magot qui fait peur » (Aulnoy 784). « Magot », « bête » et « monstre » sont alors parfaitement syn­onymes et utilisés tour à tour indifféremment. Le recours aux comparai­sons dévaluatives discrédite l’image du personnage et l’assimile peu ou prou à l’animal désigné en une caricature burlesque.

Inversement, les animaux peuvent être associés et comparés à d’autres espèces en fonction d’attributions spécifiques enrichissant leur nature. Les rapprochements zoologiques participent du relief pittoresque de l’écriture de Mme d’Aulnoy et animent ses récits. On peut ainsi lire dans La bonne petite souris qu’elle « courait deçà, courait delà, dansait, cabriolait comme un petit singe, et la reine prenait un […] grand plaisir à la regarder » (Aulnoy 367) ; le géant qui sévit dans le royaume de la Belle aux cheveux d’or « mange un homme comme un singe mange un marron » (Aulnoy 181) et l’Oiseau bleu « voyait mieux qu’un lynx » (Aulnoy 205). Les comparaisons restent topiques, quelle que soit l’espèce à laquelle elles sont attribuées. Mme d’Aulnoy peut également renverser les positions de comparant et comparé quand elle met en scène un singe venu en ambas­sade pour son roi dans un appareil ostentatoire que l’exubérante descrip­tion ridiculise. En effet, « Mirli­fiche sur le tout, plus grave qu’un dictateur romain, plus sage qu’un Caton, montait un jeune levraut qui allait mieux l’amble qu’aucun guilledin d’Angleterre » (Aulnoy 512). L’incongruité des comparaisons en apparence valorisantes stigmatise l’attitude affectée contrastant avec l’espèce simiesque et sa suite hétéroclite de chats, chiens, hérissons, belettes, et autres guenons enrubannées, source de comique. Ces représentations animales offrent ainsi une peinture bigarrée et pétillante qui participe des varia stylistiques propres à la conteuse. Les interactions métaphoriques brouillent les genres et les règnes et plongent le lecteur dans un monde de correspondances fantasmées où l’homme s’animalise et l’animal s’humanise au gré des caprices des auteurs qui se complaisent dans une surenchère galante de détails mondains et pittoresques.

La présence zoologique anthropomorphe est ainsi une évidence dans le monde féerique[6]. Dans des récits où cohabitent fées, ogres et dragons, le don de parole interrègne va de soi pour les protagonistes humains. Peu de personnages s’offusquent de rencontrer telle carpe à la conversation agré­able ou d’être transporté par un attelage de souris ou de pigeons. Les vaines justifications paraissent alors dissonantes et parasitaires. Mme d’Aulnoy s’égare même en explications spécieuses dans Le Mouton quand elle essaie de justifier l’étonnement de Merveilleuse, qui, surprise d’entendre répondre un mouton alors qu’elle est elle-même accompagnée d’une guenuche et d’un doguin parlants, balbutie qu’« une fée […] leur avait fait don de la parole, c’est ce qui rendait le prodige plus familier » (Aulnoy 413).

Les animaux-parlants sont des éléments constitutifs du genre et par­ticipent du merveilleux magique des contes. Eléments décoratifs et pit­toresques, figurants anonymes, les animaux sont les citoyens de contrées fabuleuses, à l’instar des différents peuples rencontrés par les héros lors de leurs pérégrinations. Silhouette collective, ils occupent et incarnent l’espace merveilleux. Le roi mouton, héros éponyme de Mme d’Aulnoy, est donc nécessairement entouré de sujets de même race, comme un sei­gneur de ses gnomes ou une reine de ses nymphes ou de ses fées. C’est ainsi qu’

une centaine de moutons parés étaient autour de lui qui ne paissaient point l’herbe; mais les uns prenaient du café, du sorbet, des glaces, de la limonade; les autres des fraises, de la crème et des confitures; les uns jouaient à la bassette, d’autres au lansquenet; plusieurs avaient des colliers d’or enrichis de devises galantes, les oreilles percées, des rubans et des fleurs en mille endroits. (Aulnoy 412–413)

La transposition du modus vivendi curial d’un règne à l’autre ne fait pas l’économie des traits permanents de la galanterie alors en vogue. Le dé­placement zoologique n’entraîne en effet aucune modification du régime alimentaire ou d’adaptation morphologique transitionnelle. Les courtisans ovins assument le même emploi décoratif et adventice que leurs homo­logues humains et procèdent du merveilleux surnaturel et fantaisiste de la conteuse, qui, quasi exclusivement, propose des collectifs et des peuples animaliers[7]. C’est ainsi que les protagonistes sont accompagnés de suites et compagnies multiformes ou se déplacent grâce à des équipages à deux ou quatre pattes. Les attelages hétéroclites permettent aux personnages (humains ou non) de voyager à travers différents paysages, selon les ca­ractéristiques de chacun. L’ambassadeur du roi Magot se présente pour demander la main de Babiole dans un carrosse traîné par « six lapins blancs d’une excellente garenne » (Aulnoy 512) ; Florine dans L’Oiseau bleu fait apparaître de ses œufs magiques deux pigeons, un chariot, un ensemble de six souris vertes, et un raton qui lui permettent de traverser un royaume de glace ; enfin, à Cendrillon qui vit dans la pauvreté, sa mar­raine met à disposition un carrosse traîné par des souris (devenues che­vaux), conduit par un rat (devenu cocher), et entouré de laquais d’origine reptilienne[8]. Divers moyens de locomotion animaliers permettent donc aux héros de traverser forêts et contrées, des fidèles chevaux aux éléphants et chameaux en passant par des dauphins ailés. La variété et l’exotisme de ces ensembles cortégeants constituent un procédé narratif qui participe de l’esthétique merveilleuse de la profusion.

Certains animaux accèdent à l’individualisation et collaborent à l’intrigue en tant qu’auxiliaire adjutatif ou oppositif. Ils endossent gé­néralement un rôle utilitaire, accessoire ou essentiel, mais toujours inso­lite. Le cercle des opposants est assez restreint et réinvestit fortement la tradition biblique et folklorique. Outre les bêtes féroces historiques et im­aginaires de l’époque (loup, lions, aigles, et corbeaux[9]), des espèces les plus exotiques (tigres, éléphants, singes[10]) aux plus courantes dévoyées (chevaux, chiens, oiseaux divers), les principaux acteurs du mal restant les crapauds et serpents. Qu’ils s’agissent de substitution (enfants dérobés à l’accouchement et remplacés par des chiots ou des chats pour accréditer une naissance monstrueuse[11]), d’oiseaux chargés de vanter les mérites de leur maître[12], ou tout simplement d’agresseurs manipulés par leur proprié­taire[13], ces animaux incarnent l’ennemi et une épreuve supplémentaire dans le parcours héroïque. Assez peu signifiants, ils sont un passage obligé du folklore féerique manichéen. Dans tout le corpus, seuls deux person­nages atteignent un véritable statut autonome et souverain en tant qu’opposant de premier plan. Le roi des singes qui souhaite épouser l’héroïne éponyme de Babiole et le loup du Petit Chaperon rouge. Le premier est l’avatar bestial d’une version hypéronymique de l’époux malfaisant et mal-aimé. Sollicitant la main de la princesse, sa mère ne peut que lui donner sous le prétexte d’une ancienne union guerrière. Comme pour un prétendant humain, Magot use de son autorité royale et masculine pour contraindre la princesse et l’enlever. L’épisode qui semblait être l’obstacle premier à l’alliance des héros, ne devient finalement qu’un élé­ment secondaire et totalement ignoré dès que Babiole s’échappe de son escorte et rejoint un nouveau territoire. Le dénouement escamote Magot et l’aventure simiesque au profit d’autres adjuvants et péripéties sans lien avec la situation initiale. Le second, le loup, apparaît comme le véritable héros du conte, qui est à la fois l’élément performant narratif (c’est sur ses indications que la petite fille emprunte un chemin plutôt qu’un autre) et l’acteur principal puisqu’il est le seul survivant au dénouement. Incarna­tion de la tentation et du mal par excellence, la figure du loup cache celle de l’humain, évoquée à demi-mots dans la moralité, espèce plus dan­gereuse car d’apparence familière. Il s’agit d’ailleurs de l’unique cas de pleine réussite de l’opposant au personnage principal. A l’exception de ce récit d’avertissement, la poétique narrative des contes expose des animaux adversaires peu signifiants, dont la nécessaire présence n’est qu’un leurre et un divertissement stylistique topique. Loin de menacer réellement le héros, ces animaux hostiles ajoutent au suspense et au plaisir rhétorique de la peur.

Les adjuvants, quant à eux, composent une galerie plus étendue de races disparates. Nourrices ou auxiliaires diégétiques, ils accompagnent assidûment les protagonistes dont ils sont les jokers magiques et sacrifi­ciels lors des épreuves. Présent dès l’enfance du héros, l’animal adjutatif sert de substitut maternel et de support affectif ou divertissant. La douceur, la soumission et la loyauté sont les qualités essentielles de l’animal de compagnie héroïque qui souffre tous les caprices et vicissitudes de son maître. La Princesse Carpillon de Mme d’Aulnoy réinvestit en particulier le mythe de la louve capitoline en mettant en scène un animal féroce, nourrissant farouchement un petit humain voué à la mort par ses pairs. Le prince, condamné par un funeste oracle, est élevé par un aigle avant que des bergers ne le recueillent et qu’il retrouve une éducation humaine. L’exemple souligne le caractère protecteur de l’animal qui fait preuve de plus de compassion et de désintéressement que les hommes, prêts à l’offrir en sacrifice une seconde fois au centaure les menaçant.

La majorité des textes présentent des compagnons fidèles et dociles à l’affection entièrement dévouée. Serviteurs au même titre que les domes­tiques ou suivantes des héros, ils les accompagnent dans leurs pérégrina­tions et les assistent au moindre danger. Ils servent régulièrement de mes­sagers complices permettant l’accélération des événements. C’est ainsi que, dans le conte La Princesse Rosette, l’heureux dénouement est rendu possible par le chien vert Frétillon qui, lors d’un voyage de l’héroïne, va dérober de la nourriture pour sa maîtresse au meilleur endroit qui soit, c’est-à-dire dans la cuisine royale de la contrée qu’ils traversent. La quête du voleur par le roi des paons le conduit d’abord au chien, puis à la jeune fille et permet alors l’hymen héroïque. Le conte se clôt sur l’image réjouie des savoureux repas du chien, à qui la morale fait une belle part dans sa louange conclusive.

Semblablement, le petit chien Cabriole, initialement apporté en présent à la Belle aux cheveux d’or, devient le complice des aventures du prince, son confident et son partenaire face aux épreuves. Quand Avenant est dé­solé des refus de la princesse et néglige de manger, le chien « ne voulut pas souper non plus » (Aulnoy 180) ; face au pessimisme de son maître devant le danger, il le rassure et propose une stratégie de combat ; il est également le seul à visiter le héros en prison, à prendre de ses nouvelles et à lui en apporter, et une fois le roi mort, c’est lui qui rappelle à l’héroïne victorieuse le mérite du prince et permet le dénouement euphorique par l’union finale.

Dans Le Mouton, Mme d’Aulnoy renchérit sur le caractère zélé des adjuvants lors d’une mise en scène macabre de substitution d’organes censés prouver la mort de l’héroïne. Les trois compagnons—la guenuche Grabugeon, la mauresse Patipata, et le doguin Tintin—proposent tour à tour leur vie pour sauver celle de leur maîtresse, mais seul le chien possède un cœur et une langue compatibles. L’épisode s’attarde sur le sacrifice de chacun des personnages et leurs déclarations de dévotion fidèle. La mise en avant du bon sens canin renforce le caractère pathétique de l’holocauste et l’erreur des deux vies inutilement sacrifiées. Leur mort fait également l’objet d’un enterrement et d’une stèle commémorative, fait rare dans le genre, démonstration du recueillement et de la reconnaissance de l’héroïne épargnée par le sort. L’anthropomorphisme ici à l’œuvre prête aux bêtes une réflexion et une abnégation qui dépassent le simple récon­fort proposé couramment dans les textes. Le subterfuge est alors opérant et permet à l’héroïne de quitter son royaume. L’intervention initiale des ani­maux est donc un stratagème narratif dont la finalité est double : apporter du merveilleux par la présence d’animaux parlants et motiver la narration.

Le seul protagoniste adjuvant et héros à la fois est le Chat botté. Acteur principal et éponyme de l’ensemble des actions du conte, il sup­plante le héros conventionnel tributaire du manque et accède à l’héroïcité par son omniprésence. Auxiliaire de la réussite de son maître, c’est d’abord pour son propre compte qu’il œuvre et fomente divers strata­gèmes. Ses manœuvres visent en effet à enrichir le fils du meunier et par­tant à le sauver d’une mort certaine. Moteur du récit, c’est le chat human­isé (botté, sur deux pattes et parlant) qui tire les ficelles de l’intrigue et manipule les hommes, des simples paysans au roi, en passant par l’ogre terrible. La fadeur et la passivité du héros « officiel » l’effacent du champ de l’action et laisse toute latitude à l’épiphanie du chat qui clôt le récit sur un dénouement et un épilogue triomphants. Le conte permet l’accomplissement héroïque de l’animal en admettant spontanément son humanisation. L’acceptation inhérente par le personnel féerique de la con­fusion des règnes dénote et confirme le merveilleux générique.

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Outre la représentation traditionnelle de l’adjuvant serviable, les ani­maux-parlants sont singulièrement des hommes, prisonniers d’une en­veloppe bestiale. Métamorphosés dès la naissance ou à la suite d’un en­chantement, ces personnages affichés d’emblée comme animaux, conser­vent un logos et un ethos humains qui leur permettent d’évoluer dans les deux règnes. A travers la bestialité, c’est évidemment l’humain qui est détaillé et modélisé. Il s’agit alors davantage d’ « illusion d’animaux par­lants »[14] et le véritable intérêt narratif réside dans la tension entre le corps et l’esprit discordants de ces figures transgénériques. C’est principalement sous cette forme, humain emprisonné dans le bestial, que l’animal accède à l’héroïcité. L’éponymie caractéristique[15] marque en effet la perspective primordiale du personnage et place la métamorphose comme thème prin­cipal de l’œuvre.

Bien qu’en apparence animal, le personnage conserve la plupart de ses attributs humains discriminants. Occupations, sentiments et discours rest­ent ceux de son espèce d’origine. L’anthropomorphisme galant des contes fait preuve d’une grande variété d’attitudes et de particularismes expres­sifs voire truculents illustrant les habitus mondains dans une scénographie souvent incongrue. Ainsi la fée Gentille sous la forme d’une couleuvre, reconnaissante d’avoir été épargnée par Léandre, lui fait « toutes les pe­tites mines et les airs gracieux dont une couleuvre est capable » (Aulnoy 226), la Chatte blanche reçoit son prince avec égards : musique, dîner, conversation, spectacle, chasse, tous les divertissements de la noblesse sont évoqués lors de son séjour au royaume félin ; le mouton agit de même avec Merveilleuse, l’Oiseau bleu rapporte de son palais divers bijoux qu’il offre à la princesse captive et la Grenouille bienfaisante met « du rouge et des mouches » (Aulnoy 673). Le décalage entre l’attitude mondaine et l’apparence bestiale apporte une couleur comique à la peinture pittoresque des mœurs animalières.

Quand il s’agit d’une naissance monstrueuse, ou d’une transformation infantile, l’entourage met en œuvre une éducation humaine afin de polir l’animalité de l’enfant. Babiole comme le prince Marcassin sont élevés comme de petits humains et affublés de divers atours censés les embellir, cependant la dissonance du sauvage et de l’apprêté confère au personnage une attitude ridicule. La guenon est ainsi « habillée comme une princesse, on lui faisait tous les jours des robes neuves, et on lui apprenait à ne marcher que sur ses pieds » (Aulnoy 509) et « si la Cour était en deuil, elle traînait une longue mante et des crêpes qui la fatiguaient beaucoup » (Aulnoy 510) ; tandis que le cochon était couvert « de mille nœuds de nonpareilles couleur de rose; ses oreilles étaient percées; […] on lui met­tait des souliers et des bas de soie attachés sur le genou, pour lui faire paraître la jambe plus longue » (Aulnoy 968). L’accoutrement de ces per­sonnages en fait des animaux savants que l’on exhibe à défaut de pouvoir cacher, or l’incongruité de la parure les avilit d’autant par la charge comique qu’elle présente. Malgré les efforts parentaux, la nature pré­domine et transparaît dès que les héros ne se contraignent plus et c’est ainsi à la chasse qu’excelle le sanglier alors qu’ « il connut bien que le luth et le théorbe ne lui convenaient pas » (Aulnoy 969), comme c’est égale­ment « sur le haut d’un volet de fenêtre ou sur le coin d’une cheminée » que la guenon trouve refuge, loin de « son panier ouaté, plumé, propre et mollet » (Aulnoy 511). La dualité des héros les tourmente et leur hybridité est source de conflits intérieurs ou avec leur entourage qui les rejette après avoir échoué à les assimiler.

A l’opposé de la civilité anthropienne manifestée par les personnages désireux de préserver leur humanité, surgit un maniérisme animalier fort savoureux. Les contraintes zoologiques donnent en effet lieu à des situa­tions et discours aux vocables créatifs et imagés. Ainsi les heureuses circonstances font que la reine peut répondre à l’injonction de la fée Li­onne de lui apporter un pâté de mouches, grâce à l’aide de la Grenouille bienfaisante et de ses comparses qui attrapent suffisamment d’insectes pour réaliser le plat. En retour « La reine ravie lui fit une profonde ré­vérence: car il n’y avait pas moyen d’embrasser Grenouillette » (Aulnoy 670). La contingence bestiale limite les rapports galants et les astreint à des adaptations parfois burlesques. Constancio devenu pigeon découvre avec stupéfaction son nouveau corps et ses particularités comme « ses pieds pattus » mais « ignorait de quel secours peuvent être des plumes » (Aulnoy 881). Il conserve cependant ses nobles manières et les transpose selon les possibilités de ses nouveaux membres. Il remercie ainsi l’hospitalité de son hôte et « lui faisait la révérence à la pigeonne en tirant un peu le pied, […] la becquait d’un air caressant ». Les exemples se mul­tiplient à l’avenant dans l’univers animalier de Mme d’Aulnoy, qui dé­veloppe systématiquement un vocabulaire propre à chaque catégorie et propose des déclinaisons lexicales établissant une véritable terminologie animale. « Pigeon », « pigeon », « pigeonne », « pigeonneau », « pigeon­nique »[16] comme « Magot », « magot », « magotique », « Magotie », « ma­gotin », « Magotins »[17] ou « Grillon », « grillon », « dégrillonne­rai »[18] et « Grenouille », « grenouille », « Grenouillette », « grenouil­lique »[19] sont quelques exemples caractéristiques des paradigmes de néolo­gismes créés par la conteuse. Il est intéressant de remarquer que le nom commun comme le nom propre correspondant ou encore un diminutif hypocoristique de même base sont indifféremment employés pour dé­signer le personnage qui se voit alors affublé de surnoms à consonances burlesques ou dévalorisantes, bien qu’affectueuses. La métamorphose animale est alors un prétexte aux tableaux colorés et aux néologismes plaisants. La transposition zoologique des mœurs galantes renouvelle la stylistique et la poétique du récit dans une grande liberté de ton et d’action.

La transformation bestiale n’est généralement qu’un passage, une dé­gradation transitoire de l’image héroïque avant l’épiphanie ultime du per­sonnage. Toutes les métamorphoses sont vécues par les protagonistes comme une déchéance de leur statut et ont soit pour but de les protéger (masque temporaire pour échapper à un ennemi féroce) soit de les abaisser au monde grotesque et faire ressortir par contraste leurs qualités sublimes (ou renforcer leur spécificité brutale). L’animalité est une épreuve dié­gétique qui participe de la formation du héros, de son parcours initiatique. La pénitence de la métamorphose est généralement promulguée par l’ordonnance de fées à qui le protagoniste ou ses parents ont fait défaut. Le héros doit donc expier une faute dont il n’est pas nécessairement re­sponsable, mais qu’il faut réparer. C’est ainsi que la mère de Marcassin voit dans un songe prémonitoire la menace sur son fils ; la mère de Dési­rée oublie de remercier la fée qui l’a aidée à concevoir la princesse, et la Chatte blanche elle-même transgresse l’ordre des fées en n’épousant pas le prince choisi, tout comme Laideronnette provoque le nouvel enchantement de Serpentin vert par son manquement à l’interdit.

La métamorphose animalière est donc un motif performatif qui dé­clenche les péripéties du conte et conduit intégralement l’action héroïque. C’est parce qu’elle est devenue une guenon que Babiole est désirée et en­levée par le roi des singes, Serpentin vert doit user de stratagèmes pour conquérir une princesse sans se dévoiler et la Biche, la Chatte blanche, le Mouton ou le prince Marcassin doivent trouver l’amour sous leur forme animale pour être désenchantés. La métamorphose est ainsi le nœud de l’action auquel s’ajoute la problématique amoureuse qui intensifie et com­plexifie les relations et les échanges interrègnes. L’ambition du héros est alors de retrouver forme humaine à travers le désir de l’autre dans une quête initiatique qui doit l’amener à s’aimer en tant qu’individu hybride et transgenre pour se faire aimer du partenaire. Comme les personnages refusen­t majoritairement leur nouvelle condition, la transformation est source de désespoir, de conflits, et surtout d’une quête de réhabilitation physique et sociale. Marcassin n’est ainsi heureux que lorsqu’il est seul et ne désire rien d’autre. Ses supplications commencent en effet avec son amour pour Ismène « Il faut te guérir, car de tous les malheurs, le plus grand c’est d’aimer sans être aimé » (Aulnoy 970). Ses relations sociales fonctionnent uniquement sur le mode de la violence et ses passages à l’acte le conduisent à refuser le commerce humain pour préserver son in­tégrité physique et mentale.

Dans le monde des contes galants où les personnages vivent exclu­sivement en communautés, la métamorphose entraîne la disgrâce sociale. Les hommes-animaux ne peuvent notamment plus régner sur d’autres hu­mains et sont contraints de quitter leur royaume. Ils sont rejetés de leur cercle, car leur forme ne correspond pas aux critères élitistes de la société de classes à laquelle ils appartiennent. La dysharmonie physique et donc fonctionnelle n’est en effet pas compatible avec le statut régalien et la nécessaire accordance entre la beauté extérieure et la noblesse d’âme exi­gée et reconnue comme le fondement physiognomonique de l’héroïcité. La destitution de règne(s) engendre l’exclusion du groupe social. Ainsi la Chatte blanche ne gouverne plus qu’un empire de félins, ses courtisans ayant été également transformés ou réduits à l’état de main ambulante par le même sort ; le Mouton évolue avec ses semblables dans une campagne idyllique mais exempte de toute contingence gouvernementale ; l’enchanteur rappelle à son ami le roi Charmant, devenu Oiseau bleu, et qui veut retourner aux affaires, que « Tel qui veut obéir à un homme, ne veut pas obéir à un perroquet : tel vous craint étant roi, étant environné de grandeur et de faste, qui vous arrachera toutes les plumes vous voyant un petit oiseau » (Aulnoy 210). La mésalliance que constituerait l’union d’une princesse avec un paon, fût-il roi, transparaît dans la répugnance du frère de Rosette : « voyez la belle alliance qu’elle nous donnerait, des pe­tites paonneaux pour neveux » (Aulnoy 289). Le mépris affiché signale donc l’imperméabilité des castes et des règnes. L’animalité discrédite le pouvoir régalien qui doit rester une entité immaculée et inatteignable.

 La transformation animale remet donc en cause l’autorité royale et principalement masculine. La dévalorisation liée à l’animalité opère un traitement dissymétrique selon l’appartenance sexuelle. Les femmes sont en effet généralement mieux traitées que les hommes. La forme animale étant le révélateur de l’intériorité profonde, les personnages féminins sont davantage transformés en animaux dits « doux » (chatte, biche), que les hommes qui peuvent se retrouver avec une version hirsute de leur person­nalité (serpent, porc, ou oiseau au bec agressif). Les caractéristiques phy­siques animalières propres sont utilisées positivement par les femelles au profit de l’amant alors que les mâles exercent des pressions et agressions à cause de leur nature sauvage. Comme sa laideur empêche Alidor d’approcher Livorette, sa transformation en serin lui permet de s’introduire dans l’intimité de la princesse et de la violer en toute impu­nité. De même, Marcassin qui échoue à séduire, menace Ismène de sa férocité : « je suis un sanglier redoutable; […] pensez-y, ne me désespérez pas » (Aulnoy 971). Lors de la nuit de noce, la princesse se suicide avant de subir le viol de la bête. Marcassin égorge ensuite Zélonide, épousée de force, qui tentait de le tuer dans son sommeil. Le Mouton essaie quant à lui de garder Merveilleuse dans le monde souterrain des ombres. Les mâles proposent donc un schéma relationnel fondé sur l’autorité et la vio­lence. Les relations amoureuses animales et sous contrainte, sont néces­sairement vouées à l’échec car contre-nature et anti-galantes. La dis­symétrie entre les partenaires exclut tout sentiment et tout accouplement harmonieux. Ce n’est que lorsque les amants prennent une forme similaire ou qu’ils acceptent la différence, qu’ils peuvent s’unir. L’accord vient de la réduction de l’altérité, comme la princesse qui, grâce à l’enchantement de l’amour, ne voit plus les difformités de Riquet, le partenaire doit ap­prouver et tolérer les spécificités de son alter ego afin de les dépasser et les effacer.

L’épreuve qualifiante que constitue la transformation animalière per­met donc un rebondissement diégétique et apporte au récit un nouveau souffle narratif et merveilleux. Certains contes de Mme d’Aulnoy pro­posent ainsi des épisodes largement développés ou qui constituent l’intrigue principale du récit. Chez les autres conteurs, le passage à l’animalité est généralement une métamorphose auxiliaire et un ressort dramatique parmi d’autres (se cacher, pouvoir voler…) qui ajoute au merveilleux narratif et participe de l’ornement féerique. Les héros, comme leurs ennemis, revêtent diverses formes selon les nécessités de l’intrigue. Tel roi se transforme-t-il en aigle pour enlever celle dont il tombe amoureux lors de son voyage, tel prince en perroquet pour convaincre une princesse de le suivre[20] ; Fortunio prend l’apparence des animaux qu’il a aidés pour s’approcher au plus près d’une princesse[21] ; les personnages de Quiribirini se transforment à volonté grâce au mot magique et prennent la forme des animaux qu’ils croisent[22], comme Alexis dans l’Apprenti magi­cien se change en cheval, en carpe ou en oiseau selon ses besoins[23]. La métamorphose est donc un outil magique facilitateur de l’intrigue et un élément merveilleux conventionnel du genre féerique. Loin d’être par­ticulièrement répandu dans le corpus, ce ressort accessoire traditionnel est réinvesti par les conteurs mettant en avant des motifs folkloriques aussi bien que galants. La médiation animalière, quand elle est maîtrisée et non subie, est toujours au service de l’intrigue amoureuse et appuie les intérêts des protagonistes.

Dans de rares cas la métamorphose est définitive. Châtiment ou ré­compense, la transformation intervient à l’issue du récit pour clore l’intrigue et partager le sort des protagonistes. Truitonne est ainsi punie par l’enchanteur et la fée qui lui donne l’apparence de ce qu’elle était déjà à l’état humain « afin qu'il lui restât au moins une partie de son nom et de son naturel grondeur » (Aulnoy 221). Le roi mouton, quant à lui, se sui­cide de dépit et ne peut donc reprendre forme humaine. Seuls Constancio et Constancia choisissent de demeurer à l’état de pigeon et colombe et refusent le monde humain et son asservissement charnel[24]. En abandon­nant leur enveloppe humaine, ces héros optent pour une vie simple et na­turelle, témoignage de leur amour véritable, délesté des contingences phy­siques.

Malgré une approche euphorique du héros, les personnages-animaux tiennent en effet des discours fort moralisants pour le règne humain. Comme dans la fable, l’animal est un media subtil qui permet une dénon­ciation détournée des vices. La bestialité à l’œuvre est donc plus humaine qu’animale et ce sont les défauts des hommes qui sont condamnés. Ainsi à la princesse qui lui reproche de ne pas tenir parole, le prince Marcassin rétorque : « Il faut bien, lui dit-il en souriant à la marcassine, qu’il y ait un peu de l’homme mêlé avec le sanglier » (Aulnoy 990). Loin de condamner l’animal, c’est l’homme qui est ici accablé par les reproches sous-jacents de l’auteur. C’est finalement quand il accepte son animalité, que le san­glier s’adoucit et vit en harmonie avec son enveloppe. La condition ani­male est en effet enviable aux hommes car elle leur procure la liberté que la société retreint. Aussi Marcassin plaide-t-il, pour convaincre Marthésie de l’épouser, en faveur d’une vie sauvage et d’un apaisement (re-)trouvé dans la nature : « J’ai appris, depuis que je suis habitant de ces forêts, que rien au monde ne doit être plus libre que le cœur; je vois que tous les ani­maux sont heureux, parce qu’ils ne se contraignent point. » (Aulnoy 987). Les hommes ont donc à apprendre des animaux et de leur liberté d’aimer. Le texte valorise l’animalité et discrédite l’artifice d’une éducation contre-nature, en mettant en scène une vision pastorale qui serait sans perversité par opposition au monde social et notamment curial. La transformation bestiale est donc un état généralement temporaire dont l’annulation possi­ble motive le héros à poursuivre sa quête de rédemption, et partant à ali­menter la narration, pour retrouver sa forme humaine. C’est finalement l’acceptation de l’animalité par le couple héroïque qui autorise le désen­chantement et le retour à l’humanité, quand les personnages ne décident pas de conserver définitivement leur nouveau statut et d’adopter une vie plus quiète.

*****

La présence animalière dans les contes de fées du XVIIe est donc un prétexte stylistique supplémentaire aux varia pittoresques du merveilleux, en particulier chez Mme d’Aulnoy qui multiplie les épreuves et les néolo­gismes ludiques. La profusion des motifs et du lexique participe de la poétique hyperbolique à l’œuvre dans des textes aux multiples facettes thématiques et sémantiques. L’anthropomorphisme mondain ostensible­ment mis en scène dans les contes et transposé au domaine animal est à l’origine de situations inédites et souvent incongrues. Le paradigme galant adapté et adopté par les héros animaux est en effet source de comique grotesque comme de savoureuses déclinaisons lexicales constitutives d’un genre renouvelé par le plaisir de l’exubérance et de la monstration verbale.

La métamorphose animalière permet commodément de fournir un ob­stacle narratif en soi. Les personnages éprouvent en effet les mêmes pas­sions, subissent les mêmes tourments et affrontent les mêmes épreuves diégétiques que leurs homologues rigoureusement humains. Les amants, contraints par leur forme inadéquate et incompatible, devront trouver le remède pour accéder au dénouement euphorique. Enjeu éthique et narratif, le passage à la bestialité offre aux conteurs des intermédiaires de choix pour dénoncer les vices humains et écorner les clichés du merveilleux. La métamorphose est ainsi le lieu privilégié d’une critique des mœurs et des relations hommes-femmes. Hormis les figures traditionnelles du mal, les animaux sont systématiquement mis en scène de sorte à faire émerger leur caractère bienveillant et dévoué, voire sacrificiel. A contrario, les hu­mains, emprisonnés dans une forme exogène qui les discrédite, révèle leur nature profonde, violente, et régressive. Les représentations classiques et le manichéisme simpliste semblent donc remis en cause. Cependant, le contexte général et générique galant rétablit in fine (sauf exception) les conventions et confirme le statut héroïque humain. Le passage à l’animalité restant un moyen d’extérioriser et de saisir le caractère trouble de l’humain à travers des épisodes qui renouvellent l’intérêt diégétique.

L’animalité présente sous de nombreuses formes participe donc à plein de l’ornement féerique et d’une rhétorique du foisonnement investi par un genre qui réfléchit (sur) ses propres outils poétiques. La médiation animale est un des nombreux artifices du conte qui le définissent en même temps qu’ils l’exhibent à un lecteur consentant qui feint de ne pas y croire.

Université Stendhal, Grenoble

 

Ouvrages cités

Alamichel, Marie-Françoise et Josseline Bidard, Des animaux et des hommes. Paris : Presses de l’Université de Paris Sorbonne, 1998.

Aulnoy, Madame d’, Contes des fées suivi des Contes nouveaux ou les fées à la mode, ed. Nadine Jasmin, Bibliothèque des génies et des fées, tome 1, Paris, Champion, 2004.

Berlioz, Jacques et Marie Anne Polo de Beaulieu, dir. L’animal exem­plaire au Moyen Age Ve–XVe siècles. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 1999.

Defrance, Anne, Les Contes et les nouvelles de Madame d’Aulnoy. L’imaginaire féminin à rebours de la tradition. Genève : Droz, 1998.

Dictionnaire de l’Académie française, 4e édition, 1762.

Escola, Marc, Commente Contes de Charles Perrault. Paris : Gallimard, « foliothèque 131 », 2005.

Gaillard, Aurélia, Fables, mythes, contes, l’esthétique de la fable et du fabuleux (1660–1724). Paris : Champion, 1996.

Hannon, Patricia, Fabulous Identities: Women’s fairy Tales in Seventeenth-Century France. Amsterdam : Rodopi, 2004.

Harries, Elizabeth Wanning, Twice Upon a Time: Women Writers and the History of the Fairy Tale. Princeton : Princeton University Press, 2003.

Jasmin, Nadine, Naissance du conte féminin. Mots et merveilles : Les Contes de fées de Madame d’Aulnoy (1690–1698). Paris : Champion, 2002.

Jones-Davies, Marie-Thérèse, dir. Le monde animal au temps de la Re­naissance. Paris : Jean Touzot, S.I.R.I.R. 15,  1990.

Lemoine, Patrick, La Fontaine les animaux et nous. Paris : Armand Colin, 2011. 

Lhéritier, Mademoiselle et al. Contes, ed. Raymonde Robert, Bibliothèque des génies et des fées, tome 2, Paris, Champion, 2005.

Mainil, Jean, Madame d’Aulnoy et le rire des fées. Paris : Kimé, 2001.

Murat,Madame de, Contes, ed. Geneviève Patard, Bibliothèque des génies et des fées, tome 3, Paris, Champion, 2006.

Perrault, Charles et al. Contes merveilleux, ed. Tony Gheeraert et Raymonde Robert, Bibliothèque des génies et des fées, tome 4, Paris, Champion, 2005.

Perrot, Jean, dir.  Tricentenaire Charles Perrault.  Les grands contes du XVIIe siècle et leur fortune littéraire.  Paris : In Press, 1998.

Pinon, Laurent, Livres de zoologie de la Renaissance une anthologie (1450–1700). Paris : Klincksieck, 1995.

Poirier, Jacques, dir. L’animal littéraire des animaux et des mots. Dijon : Editions Universitaires de Dijon, 2010.

Robert, Raymonde, Le conte de fées littéraire en France de la fin du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle.Paris : Champion, 2002.

Sermain, Jean-Paul, Le Conte de fées du classicisme aux Lumières. Paris : Desjonquères, 2005.

Tucker, Holly, Pregnant Fictions: Childbirth and the Fairy Tale in Early-Modern France. Detroit : Wayne State University Press, 2003.


[1] Voir à ce sujet Patrick Lemoine, 2011 et Aurélia Gaillard, 1996.

[2] Trois auteurs se démarquent et affichent une ostensible utilisation des animaux : Mme d’Aulnoy en tout premier lieu, puis Mme de Murat et le chevalier de Mailly. Perrault, Mlle de La Force et quelques auteurs anonymes en font un usage plus mesuré. Quant aux autres conteurs, leurs récits s’exemptent quasiment de toute référence animalière.

[3] Pour une analyse symbolique et psychanalytique détaillée du monde animal dans les contes de Mme d’Aulnoy, voir Anne Defrance, 1998, 115–154. Pour une étude des relations monstrueuses animaux-humains sur le plan amoureux dans les contes de Mme d’Aulnoy, voir Nadine Jasmin, 2002, 326 et suivantes.

[4] Voir à ce sujet les commentaires de Jacques Barchilon sur l’« omniprésence » zoologique chez Mme d’Aulnoy dans son article « Mme d’Aulnoy dans la tradition du conte de fées », in Perrot, 1998, 139–140.

[5] La définition complète souligne et appuie le caractère méprisant de l’énoncé : « Il ne se dit qu'odieusement, & pour déprimer la puissance du Roi dont on parle. Ce n'est pas un Roi, ce n'est qu'un Roitelet. », Dictionnaire de l’Académie, 1762.

[6] Contrairement à l’analyse proposée par Maya Slater dans son article « Les animauxparlants dans les Contes des Fées de Madame d'Aulnoy »,in Perrot, 1998, 157–163, nous soutenons l’idée que les animaux, même subalternes, ne sont pas négligés par Mme d’Aulnoy, mais bénéficient bien d’un traitement spécifique élaboré, qui participe notamment à la veine pittoresque de ses contes.

[7] Mme d’Aulnoy met en scène, outre la nation ovine, le peuple des paons (La Princesse Rosette), le monde félin (La Chatte blanche) et les nations simiesque et volatile, ainsi que toute une suite aussi diverse que bigarrée (Babiole) dont la principale qualité est de renforcer l’esthétique merveilleuse pittoresque à travers le caractère spécifique du personnage central et son appartenance ou son opposition à telle ou telle espèce.

[8] Voir à ce sujet la magistrale analyse de Marc Escola, 2005, 106–107.

[9] Loups, aigles et corbeaux vivent nombreux dans les campagnes et forêts de la France du XVIIe siècle. Très présents tout au long du Moyen Age dans les œuvres picturales et notamment sur les blasons, les lions parcourent les textes littéraires et appartiennent aux représentations canoniques de l’imaginaire du XVIIe siècle. Les Bestiaires du Moyen Age et de la Renaissance, très populaires alors, ne font aucune distinction entre les animaux réels et les animaux fabuleux ; voir à ce sujet : Laurent Pinon, 1995 ; M.-F. Alamichel et J. Bidard, 1998 ; voir également sur les animaux dans l’imaginaire littéraire : Jones-Davies, 1990, Berlioz et Polo de Beaulieu, 1999, Poirier, 2010.

[10] Animaux que nous qualifions d’exotiques par leur origine et leur rareté, même si les « montreurs » de l’époque en permettent une connaissance accrue du public, cf. note précédente.

[11] Mme d’Aulnoy, La Princesse Belle-Etoile et le Prince Chéri, anonyme, L’Oiseau de vérité.

[12] Mme de Murat, Le Sauvage.

[13] Attaque d’un lion dans l’Histoire de la Princesse Patientine de Mme d’Auneuil, épisode aussi fugace qu’inutile et incongru, attaque d’une serpente venimeuse dans L’Enchanteur de Mlle de La Force ; la plupart des animaux agresseurs se trouvent dans des geôles ou des marmites (crapauds, couleuvres, vipères et serpents dans La Bonne Femme, Mlle de La Force, La Belle au bois dormant de Perrault et Le Pigeon et la Colombe de Mme d’Aulnoy), ou sont régurgités par les personnages eux-mêmes dans Les Enchantements de l’éloquence de Mlle Lhéritier et Les Fées de Perrault.

[14] Selon l’expression de Maya Slater, in Perrot, 1998, 158.

[15] Une majorité des textes mettant en scène des animaux de façon significative, élève les protagonistes au rang héroïque et à l’éponymie. Le titre mentionne toujours (sauf exception : Babiole) la forme animale revêtue par le personnage. Quelques exemples : La Biche au bois, Le Chat botté, Anguillette.

[16] Mme d’Aulnoy, Le Pigeon et la Colombe.

[17] Mme d’Aulnoy, Babiole.

[18] Mme d’Aulnoy, Le Rameau d’or.

[19] Mme d’Aulnoy, La Grenouille bienfaisante.

[20] Chevalier de Mailly, Le Roi magicien inPerrault, et al., 2005.

[21] Chevalier de Mailly, Fortunio, il est à noter que le héros a croisé trois animaux et pouvait bénéficier de trois transformations, mais n’en a utilisé que deux (aigle puis fourmi) pour se rendre dans la chambre de la princesse, la troisième aurait pu servir dans les combats, mais elle a pu être « oubliée » par le conteur dans le cours de l’intrigue.

[22] Chevalier de Mailly, Quiribirini.

[23] Anonyme, L’Apprenti magicien.

[24] Voir à ce sujet l’intéressante analyse de la symbolique de la transsubstantiation de l’humain en animal par Anne Defrance, 1998, 145–147.

Author: 
Christine Rousseau
Article Citation: 
XV, 2 (2014): 103–120
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