Réflexions sur le mythe culturel du ‘Grand Siècle’

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Depuis les académiciens du XVIIème siècle, tels O. Patru et P. Bouhours, qui célébraient le règne de Louis XIV en se référant aux modèles des « grands siècles, » jusqu’au récit apologétique d’un Perrault et d’un Voltaire, qui exaltait, par la suite, l’idée de grandeur sous-tendant les principales dimensions de la société monarchique – son idéologie, son esthétique, sa prédominance militaire et sa prospérité matérielle —, on s’aperçoit que cette volonté de sacraliser le Grand Siècle marquait également le discours critique post-révolutionnaire de Geoffroy, La Harpe, Saint-Marc Girardin et Nisard.  Nous allons tenter de démontrer que le classicisme français était lié avant tout à une construction à la fois culturelle et institutionnelle.  A travers quelques-uns des enjeux disciplinaires, sociaux et idéologiques de l’esthétique classique, il est possible de mieux définir le statut du classicisme dans la mise en place d’une culture française officielle.  La question reste de savoir pourquoi la culture classique a pris une dimension mythique au sein du patrimoine national.[1]

Le processus d’idéalisation du XVIIème siècle ayant été déclenché bien avant la fin du siècle, Perrault définit, dans ses Parallèles des Anciens et des Modernes (1688), la modernité culturelle du règne de Louis XIV.  Conformément à la démarche de l’abbé Batteux, il choisit de mettre en évidence une concordance universaliste entre « le beau idéal » et « la belle nature. »[2]  Par ailleurs, l’auteur du Siècle de Louis le Grand (1687) souligne la remarquable floraison des arts et des sciences lors des « grands siècles », et il va de soi que la notion de grand siècle est le résultat chez lui du triomphe des valeurs de la civilisation.  Perrault recourt également à une définition assez large de la grandeur, dans la mesure où les grands hommes de science et les grands hommes militaires s’ajoutent aux grands hommes d’Etat.

 Cette théorie des « grands siècles » se manifeste, de même, chez Voltaire qui, dans son Siècle de Louis XIV (1750), éprouvait le sentiment d’appartenir à cette époque privilégiée.  Il en découle la création quasi immédiate d’une postérité historique du XVIIème siècle.  A cause de sa croyance à un cycle de production glorieuse et de déclin,  il estimait que seul le XVIIème siècle pouvait se comparer avec l’âge d’Alexandre, d’Auguste et de Léon X.  Etant donné le déclin irrémédiable de la France du XVIIIème siècle, il était impossible, selon Voltaire, de revigorer le génie français : « Ainsi donc, le génie n’a qu’un siècle, après quoi il faut qu’il dégénère. »[3]  Le philosophe s’inscrit, de toute évidence, dans l’orthodoxie louis-quatorzienne.  Sa vision unitaire, restrictive et monolithique du classicisme français, qui atteint son apogée entre 1660 et 1680, donne lieu au télos académique centré principalement sur Racine, au point que R. Nelson dénonce le « racinocentrisme » de cette période.[4]  A la suite de Perrault, Voltaire s’applique à détacher le « siècle classique » de ses précurseurs, d’où l’amorce de cette périodisation officielle qui postule une solution de continuité entre la période « pré-classique » et la période classique.

 Le classicisme a été l’objet d’un débat continu dans les années 1820,  le souci de s’affranchir des règles du discours poétique étant au centre de la polémique romantique.  La sacralisation du règne de Louis XIV relève en grande partie d’une opposition à la désacralisation du classicisme français entreprise par les Romantiques (notamment Hugo, mais aussi Mme de Staël et Stendhal).  En fait, le développement du néo-classicisme sous l’Empire, la Restauration et la Monarchie de Juillet s’explique par une réaction du corps professoral de cette époque et par un académisme français attaché à ses traditions.  Ainsi, V. Cousin exalte la valeur pédagogique des auteurs classiques : « Revenez, revenez aux maîtres de notre école nationale du XVIIème siècle. »[5]  Dans cette même perspective, quand Renan évoque l’étude des grands écrivains pendant ses années de collège sous la Monarchie de Juillet, il laisse transparaître à quel point la critique normative de son époque lui a transmis cette vision dogmatique du classicisme :

« Ce sera, je crois, une époque qui marquera dans l’histoire littéraire que celle où les écrivains du siècle de Louis XIV ont été définitivement reconnus comme classiques et comme tels panthéonisés parmi nous. »[6]

Le renouveau des classiques sous le Second Empire tient, dans une grande mesure, à l’anti-romantisme et à une volonté de rétablir l’ordre après la révolution de 1848.[7]  Cette dimension polémique marquait l’ensemble des critiques post-révolutionnaires soucieux d’instituer une pédagogie nationale.

Les critiques universitaires du XIXème siècle ont tous professé des cours en faisant appel à l’éloquence académique.  Ils ont, à des degrés divers, prôné un ensemble de valeurs jugées inhérentes aux ouvrages canoniques du patrimoine culturel français.  Dans son Cours de littérature ancienne et moderne (1799–1806), La Harpe s’inspire avant tout des règles de goût et affirme que la littérature du XVIIème siècle inaugure la modernité en France.[8]  Dans son analyse du Cid, il évoque les « valeurs sacrées » de Rodrigue ainsi que l’importance chez Corneille du rapport entre la bonne morale et la bonne rhétorique.[9]  Adoptant une vision philosophique de la littérature, Geoffroy souligne la croyance à la « droite raison » et à la « véritable vertu » dans l’univers esthétique et éthique du théâtre classique.[10]  Saint-Marc Girardin, quant à lui, fait ressortir la dimension morale de la civilisation française en exaltant, dans Polyeucte, la vertu cardinale de fidélité chez Pauline, qui incarne à merveille « la pudeur de la femme ».[11]  Dans son cours de belles-lettres, Nisard accorde à la critique une valeur normative et s’en prend à toute forme de modernisme littéraire.[12]  A l’instar de Voltaire, il loue les vertus pédagogiques des grands écrivains du XVIIème siècle.  Dans une perspective critique a-historique, monolithique et immobile, Nisard cherche à définir, à travers les œuvres classiques, les éléments constitutifs de l’esprit français. 

 Si l’on admet que 1880 témoigne de l’émergence du français en tant que discipline autonome, c’est-à-dire, comme langue nationale, c’est que la fin de la tradition rhétorique et des humanités classiques entraîne un nouveau paradigme épistémologique : l’avènement de l’histoire littéraire signale le passage d’un héritage littéraire fondé sur des modèles anciens à un patrimoine moderne fondé sur des modèles nationaux.  Dans la mesure où l’ancienne rhétorique donnait lieu à des exercices servant à établir une glose scolaire, c’est-à-dire, un ensemble de commentaires textuels, elle reposait sur des pratiques intellectuelles nécessaires à la composition française : inventio, dispositio et elocutio.[13]  Notons d’ailleurs que la culture rhétorique supposait l’idéal aristocratique d’otium, à savoir, « (le) loisir studieux, gratuit et réservé à une élite. »[14]  Contrairement à la dimension aristocratique de la rhétorique, l’histoire littéraire correspondait à l’avènement de la démocratie laïque de la Troisième République.  Lanson, fondateur principal de cette nouvelle discipline, reprend la tradition de Perrault et de Voltaire en désignant les auteurs du XVIIème siècle de « classiques ».  A cet égard, il convient de noter que l’histoire littéraire s’en remettait à la définition de Furetière quant aux auteurs dignes d’être choisis en tant que modèles de scolarité (Dictionnaire universel, 1690).  Lanson se soucie, du reste, de découper l’histoire par siècles et souscrit au modèle organique sous-tendant les cycles d’ascension et de chute, c’est-à-dire, la naissance, la maturité et la vieillesse des périodes historiques.  Puisqu’il envisageait l’histoire littéraire comme une branche de l’histoire de la civilisation, Lanson s’appliquait à relire les textes classiques – jugés jusque-là intemporels – dans une perspective résolument historique.[15]

Grâce à l’influence du positivisme, la littérature a pu s’apparenter à une science, avec ses protocoles et ses techniques bien précises.  Désireux de moderniser l’enseignement littéraire, Lanson entendait se livrer à une enquête empirique et pratique des ouvrages.  C’est ainsi qu’il se voulait l’apôtre des nouvelles disciplines de son temps, notamment l’histoire et la sociologie.  D’où le passage, chez lui, des modèles de rhétorique à des documents historiques, de l’analyse globale et abstraite à une étude concrète.  La méthode positiviste lui conférant l’allure de respectabilité scientifique, Lanson visait à contextualiser les grands écrivains, chacun incarnant un aspect particulier du génie français. 

On assiste, dès lors, à une nouvelle série de savoirs étayée par de nouvelles compétences linguistiques.  L’instauration  de la composition française comme exercice canonique supposait la transition de l’idéal rhétorique de l’elocutio à celui qui marquait la culture du commentaire, à savoir l’inventio.  Si la dissertation reprenait à son compte « l’art de persuader » propre à la culture rhétorique, cet exercice amenait l’élève à vérifier ses conclusions.   L’éloquence impliquait un raisonnement expérimental.  Dans cette même perspective, l’explication de texte fut développée en vue d’une finalité pédagogique et axiologique.  Valorisé dès 1897,[16]cet exercice normatif visait à développer l’esprit critique des élèves.  On avait affaire à l’application d’une méthode scientifique à l’étude des lettres, qui servait, entre autres, à élucider un discours classique de plus en plus « étranger » aux élèves.

 Il va de soi que le classicisme a été mis au service des objectifs idéologiques et moraux de la critique universitaire de cette époque et, par extension, de l’Ecole républicaine.  On assiste, de ce fait, à une volonté institutionnelle d’instrumentaliser l’esthétique classique, c’est-à-dire, à une valorisation officielle de cette esthétique à l’Université en France au XIXème siècle : il s’agit de recréer une image idéalisée du passé national.   On comprend alors pourquoi Brunetière et Lemaître s’engagent dans une polémique anti-romantique et anti-naturaliste.  Malgré les Instructions Officielles de 1890, soulignant la nécessité d’inclure dans les programmes un plus grand nombre de textes du XVIIIème et XIXème siècles, dans les pratiques, le corps professoral s’en tenait   aux textes du Grand Siècle.[17]  On ne saurait trop insister sur l’hégémonie du XVIIème siècle dans les programmes officiels, qui restaient, pour l’essentiel, fort stables jusque dans les années 1950.[18]  L’ordre classique étant fondé sur le rationalisme, il s’agit de mettre en évidence, grâce à l’étude des auteurs canoniques, l’intelligibilité de l’univers. D’où la transformation de la « clarté » française en vertu nationale privilégiée.  Le XVIIème siècle parvient donc à restaurer l’ordre à la fois politique, religieux et socio-culturel.  Si les fondateurs de l’Ecole républicaine s’en sont remis aux valeurs classiques traditionnelles léguées au XVIIIème siècle grâce à la Querelle des Anciens et des Modernes, c’est qu’ils se sont appliqués à opposer le XVIIème et le XVIIIème siècles : à l’image d’ordre s’oppose à leurs yeux celle de la subversion créatrice de révolutions.  L’Ecole avait donc pour mission de préserver la jeunesse contre les périls du désordre.

 Naturellement, le XVIIème siècle ne pouvait qu’occuper une place prépondérante au cœur du projet socio-culturel, éducatif et politique de la Troisième République.  On ne s’étonne guère que la vision disciplinaire du Grand Siècle exclue les auteurs libertins et burlesques (Théophile et Cyrano) ainsi que les penseurs par trop indépendants (Sorel, Bayle et Fontenelle).  A l’idéal de la bienséance et de la « droite » raison s’opposent donc des libertins « mal-pensants » que R. Pintard a dû réhabiliter dans sa thèse, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIème siècle (1943).  A cela s’ajoutent d’autres « irréguliers » et « attardés » hétérodoxes qui se heurtent à la volonté étatique de discipliner les forces irrationnelles qui n’entrent pas dans l’Ordre.[19]  Comme l’a fort bien vu J. Rohou, il s’agit de former de bons citoyens/sujets qui, mus par la raison et la volonté classiques, ne se montreront pas vulnérables aux effets néfastes de la passion chez Phèdre, Néron et Tartuffe :

« …un certain XVIIème siècle, …régenté par Boileau et Bossuet, longtemps lesté de Mme de Maintenon, ‘sainte laïque’ et patronne des pédagogues… ; Malherbe mais pas Théophile ; Le Misanthrope, pas Dom Juan ;… La Fontaine, mais récupéré au bénéfice d’une sagesse de soumission et de la Caisse d’épargne.  Un tel XVIIème siècle convient à la formation des bons sujets : raison et volonté, devoir et foi assurent le triomphe de Rodrigue et Polyeucte, tandis que Néron, Phèdre, l’Avare et Tartuffe sont misérables parce que la passion les emporte. »[20]

Cette image embaumée d’un siècle refermé sur lui-même renvoie à l’idéal d’ordre et de discipline propre au XVIIème siècle.   Bénichou souligne à quel point la  morale des auteurs classiques a servi à combattre diverses formes de pensée progressive issues de la Révolution française, c’est-à-dire, ce qui relevait de la subversion.  Il s’agit avant tout, selon lui, d’une valorisation bien-pensante de la volonté et de la raison « cartésiennes » sur les passions.[21]

D’après les Instructions Officielles de 1890, la littérature s’apparente à « une leçon de choses morales professées par des écrivains de génie. »[22]  Dans la mesure où Corneille, Racine et Bossuet servaient au XIXème siècle de maîtres de rhétorique et de style, ils devaient jouer le rôle de pédagogues officiels de la République.  C’est ainsi que Mgr. J. Calvet exalte la dignité de ces modèles après le Second Empire.  L’autorité magistrale des professeurs d’alors découle en grande partie de cette conception des auteurs classiques en tant que « grands maîtres. »[23]  Conformément à la tradition de l’enseignement jésuite, la formation discursive et institutionnelle de l’élève est due à son obéissance ponctuelle à l’autorité du maître.  Il s’agissait, en somme, de la transmission de la bonne parole d’en haut et, si J. Calvet se fait le chantre de la culture disciplinaire d’un XVIIème siècle chrétien et monarchique, c’est que de bons esprits lors de la première moitié du siècle (Malherbe, Balzac, d’Aubignac et Richelieu, entre autres) sont parvenus à discipliner les lettres.[24]

L’enjeu fondamental de l’éducation française vers la fin du XIXème siècle se situe dans un débat continu et souvent virulent sur les mérites respectifs des humanités classiques et des humanités modernes.  Du canon antique régi par l’Eglise on passe au canon moderne, soutenu par l’autorité de l’Etat.[25]  Là où la culture littéraire de l’Ancien Régime était marquée par la latinité, celle de la période post-révolutionnaire se trouvera de plus en plus envahie par la francité.  D’où le triomphe du français, langue nationale, sur le latin et le grec dans l’enseignement secondaire de la Troisième République.  Grâce à une volonté institutionnelle d’universaliser l’enseignement du français, l’Ecole s’appliquait à faire prévaloir le patrimoine culturel de la nation.  Fondée sur la laïcité, l’idéologie républicaine prenait la relève de l’absolutisme monarchique en prônant un idéal d’universalisme culturel.  Soucieuse de transmettre et de reproduire un ensemble de valeurs, l’Ecole républicaine visait à développer le sentiment moral des élèves qui, pour réussir, se trouvaient obligés d’adopter le discours moral tel qu’il se définissait dans les manuels.[26]  Ainsi, la valeur patrimoniale de la culture littéraire de cette époque se traduisait par un investissement socio-culturel et idéologique dans la littérature française et, plus particulièrement, dans les ouvrages du XVIIème siècle, l’époque la plus liée à la notion du génie de la langue et de l’esprit français.  La mise en place du système d’enseignement secondaire entre 1880 et 1902 implique une volonté de présenter les ouvrages canoniques du XVIIème siècle comme les éléments constitutifs d’un corpus homogène.  L’enrôlement des grands écrivains dans une sorte de mythologie nationale – le « tendre » Racine, l’ « aimable » Molière, le « bon » La Fontaine et le « grand » Corneille – visait, dès lors, à fonder et à idéaliser les valeurs d’un consensus républicain.

 Le culte du Grand Siècle devait en même temps gérer une vénération pour Louis le Grand et nourrir une vision républicaine de la modernité. En ce sens, le canon pédagogique de la Troisième République exerçait sur la jeunesse française une autorité morale, à l’instar des modèles de l’antiquité.  Imbu de la grandeur du destin national, Louis XIV exerçait une influence dominante dans tous les secteurs de la société.  Perçu comme supérieur à tous les rois précédents,[27]il incarnait, dans sa personne même, l’Etat-Nation.  Si l’on admet que le siècle de Louis XIV relève du triomphalisme culturel, ceci tient sans doute à la puissance militaire de son règne, époque où la France a joui d’une hégémonie réelle en Europe.[28]  Ainsi, selon Desmarets de Saint Sorlin, l’image du Roi-Soleil militaire, voire « conquérant, » l’emporte sur d’autres perceptions de grandeur auxquelles l’idée de « grand siècle » a donné lieu.[29]  Notons, enfin, que les thuriféraires du règne de Louis XIV, tel Racine, recourent aux superlatifs propres à l’écriture encomiastique.[30]

 H. Peyre insiste à juste titre sur la modernité du XVIIème siècle, époque où les Français se sentaient fiers d’appartenir à un pays qui servait de modèle de civilité à toute l’Europe.[31]  En fait, la notion de modernité culturelle est liée à la génération de Versailles et la société de cour.  L’œuvre de Racine, à partir d’Alexandre le Grand (1665), symbolise cette modernité par rapport à Corneille.  Par ailleurs, il est évident que Racine représente, avec Molière, La Fontaine et Boileau, la nouvelle génération.  L’image versaillaise de ses tragédies constitue un modèle de correction, de goût et d’élégance.[32]  La mise en relation de l’idéal de perfection esthétique des ouvrages classiques et de l’exaltation de la civilité dans la France du XVIIème siècle trouve sa meilleure expression dans Versailles, véritable idéal de la civilisation française.[33]  Le siècle classique étant l’apogée de cette civilisation exemplaire, on s’aperçoit de la volonté d’ériger les ouvrages de cette époque en modèles.  Cette célébration des valeurs de la civilisation laisse transparaître la mission civilisatrice de l’Etat/Nation sous la Troisième République.

 La mise en place du classicisme implique une épuration à la fois linguistique et morale.  Grâce à l’apport des grammairiens, tels Vaugelas et Bouhours, la langue française a acquis sa légitimité culturelle au XVIIème siècle.[34]  La fondation de l’Académie française en 1634 se donnait pour tâche d’élever la langue française à un niveau de perfection conforme aux langues anciennes (le latin et le grec).  Boileau, quant à lui, livrait au français un véritable culte, insistant, en particulier, sur son ordre logique, sa clarté, sa pureté, sa politesse et sa pudeur. La normalisation de la langue passait aussi par la publication du dictionnaire de l’Académie en 1694.  L’impératif réglementaire définit  la barrière entre « le mot juste » et « la faute de français ».  L’émergence d’une norme puriste marque, de la sorte, la naissance du français moderne au XVIIème siècle.  Cette volonté d’épurer la langue française devait permettre, aux yeux des contemporains, la floraison des arts et des sciences.  L’instauration du français comme langue nationale, voire « impériale » et comme langue littéraire par excellence sert, enfin, à valoriser non seulement la modernité culturelle du règne de Louis XIV, mais aussi la grandeur des œuvres classiques.

 P. Albertini évoque le paradoxe fondamental de l’éducation littéraire sous la Troisième République : il s’agit d’un enseignement qui se veut démocratique mais qui se transmet dans une langue aristocratique.[35]  De même, le système d’éducation nationale laïque s’inspire des collèges jésuites.  Produit de la Révolution, Napoléon s’est efforcé de restaurer l’éducation d’Ancien Régime.  Malgré le discours égalitaire républicain, on ne saurait trop insister sur le caractère élitaire, voire anti-démocratique propre à l’enseignement traditionnel des humanités entre 1925 et 1960.  Afin de saisir la gestion institutionnelle du classicisme dans toute son ampleur, il importe de souligner l’élitisme moral du corps des professeurs, dont l’enseignement dans les lycées était destiné aux privilégiés sociaux qui allaient constituer l’élite politique de la nation.  Il convient d’évoquer, à ce propos, l’idéal de la méritocratie en tant que justification morale de la formation de cette élite.   Ainsi, dans leurs discours de distribution des prix, véritable rite de l’Ecole républicaine, Renan témoigne d’un racisme culturel et Durkheim, élitiste impénitent, se montre partisan d’une neutralité laïque.[36]  Dans cette même optique, Brunetière soutient que les modèles classiques se situent au-delà de la mimésis et, par là-même, difficiles, voire impossibles à comprendre par quelqu’un qui n’a pas vécu au sein de la culture française.[37]

Alors que Lanson s’appliquait à démocratiser l’enseignement national en fonction des valeurs de la laïcité (solidarité, justice et nationalisme), c’est la vision conservatrice sinon rétrograde de Nisard qui a fini par influencer le corps professoral de la Troisième République ainsi que les programmes officiels.  Lanson préférait les idées jugées progressives de l’Age des Lumières à l’absolutisme louis-quatorzien — la mise en rapport des valeurs monarchiques et chrétiennes — bref, la démocratie républicaine au royalisme du Grand Siècle.  La finalité politique sous-jacente à l’histoire littéraire se ramenait, d’après lui, à cimenter la cohésion nationale, d’où sa démarche œcuménique consistant à  réconcilier « le catholique » et « l’anticlérical ».  A cela s’ajoute, on l’a vu, le décalage entre la perception officielle des XVIIème et XVIIIème siècles à l’Ecole républicaine.  L’apologie du siècle classique s’accompagnait non seulement d’un refus de la littérature contemporaine, mais aussi d’une dévalorisation des ouvrages du XVIIIème siècle dans les manuels scolaires.[38]  Le cosmopolitisme de l’Age des Lumières se heurtait à une définition étroite de la culture nationale.  De plus, des ouvrages perçus comme anti-chrétiens marquaient la décadence morale de cette époque.

Il convient d’examiner brièvement, au terme de cette étude, quelques sujets de composition abordant certaines des problématiques que nous avons relevées.  Mis à part plusieurs sujets renvoyant aux notions de « classique, » de « siècle de Louis XIV » et d’ « écrivain classique, » on peut citer les suivants :

« Comment l’étude des lettres peut-elle devenir une cause de perfectionnement moral ?» (Agrégation des lettres, 1834).[39]

Ce sujet laisse entendre que la perfection esthétique des textes classiques se trouve à la source du « perfectionnement moral » de l’élève.  En effet, l’enseignement humaniste se doit de développer des qualités d’esprit et de cœur.   Quant au paradoxe sous-tendant les liens entre le XVIIème et le XVIIIème siècles — l’un monarchique et chrétien et l’autre philosophe et laïc — le sujet suivant s’avère pertinent :

« Comment expliquer que le XVIIIème siècle, dans son ensemble anti-chrétien, cosmopolite, destructeur de toutes les croyances, négateur de la tradition, révolté contre l’autorité, violemment critique et faiblement artiste, soit sorti du XVIIème siècle, qui se distingue par les caractères diamétralement opposés ? » (Faculté des lettres de Rennes, nov. 1899).[40]

Les deux sujets suivants mettent en lumière, respectivement, la filiation républicaine et la visée moderne chères à Victor Hugo :

« Victor Hugo, parlant quelque part de la littérature du XVIIème siècle, s’exprime ainsi : ‘Nos peuples nationaux étaient presque tous des poètes païens ; et notre littérature était plutôt l’expression d’une société idolâtre et démocratique que d’une société monarchique et chrétienne.’ (Préface des Odes, 1824). Discuter ce jugement » (Faculté des lettres de Rennes, Certificat d’aptitude à l’enseignement secondaire spécial, juillet 1900).[41]

« Expliquez ce conseil de Victor Hugo : ‘Admirez le XVIème siècle, étudiez le XVIIème siècle ; aimez le XVIIIème siècle, et soyez du XIXème » (Faculté des lettres de Bordeaux, nov. 1889).[42]

Présentant la perspective anti-monarchique bien connue de Michelet, ce dernier sujet invite l’élève à s’interroger sur les distinctions principales entre deux siècles ainsi que sa propre préférence: « Michelet a dit et répété que, du XVIIème siècle et du XVIIIème siècle, le grand siècle n’était pas le siècle de Louis XIV.  Quelles étaient ou quelles pourraient être ses raisons pour en juger ainsi ?  Et vous, lequel des deux siècles mettez-vous au-dessus de l’autre, et pourquoi ? » (Faculté des lettres de Besançon, août 1892).[43]

Notons, en fin de compte, que dans sa première acception, le terme « classique » désigne tout ce qui évoque l’idée d’excellence ou de supériorité.  Ainsi, tel que le conçoit Aurus Gellus, le classicus scriptor non proletarius suppose à la fois la dignité des lettres classiques et un classement hiérarchique (cf. les auteurs du premier ordre).  Par extension, les membres d’une classe sociale élevée se confondant avec l’élite politique, le modèle classique sert à justifier rétrospectivement la supériorité de la noblesse dans la hiérarchie sociale du XVIIème siècle.[44]  Tout se passe comme si l’Ecole républicaine visait à « anoblir » les textes canoniques afin de réinventer le sacré dans le domaine public, c’est-à-dire, de normaliser les valeurs classiques.  L’idéalisation du Grand Siècle sous la Troisième République — on serait tenté de parler de la transposition d’un classicisme monarchique à un classicisme républicain – relève, en dernier ressort, d’une volonté d’investir les grands écrivains d’une autorité canonique qui dépasserait l’ordre monarchique.  La construction du canon pédagogique entraîne, de la sorte, la transformation des ouvrages du XVIIème siècle en objets de vénération. 

On assiste à la mise en place d’une archéologie du savoir construite par l’institution scolaire — et là il s’agit avant tout d’un discours critique propre à l’histoire littéraire — qui sous-tend le classicisme français.  Se ramenant à une configuration paradigmatique impliquant des contraintes politiques et esthétiques, le classicisme apparaît comme un mythe passéiste fondé sur l’idéalisme inhérent à l’humanisme traditionnel (cf. « le vrai, le beau et le bien » selon V. Cousin).  Pour mieux comprendre le statut exclusif du XVIIème siècle qui seul mérite ces épithètes louangeuses de « grand » et « classique » dans l’histoire de la culture française, il convient de faire remarquer que le classicisme évoque avant tout  un moment éphémère de perfection.  Aussi J. Brody le rapproche-t-il à juste titre d’un des « mythes culturels triomphalistes » qui s’inscrivent dans l’imaginaire français.[45]  En dernière analyse, il importe de garder à l’esprit, dans cette mythologie nationale, le décalage fondamental entre la réalité du classicisme français et sa postérité culturelle, à savoir, son invention en tant que « notion » au XVIIIème siècle et la manipulation rétrospective de cette notion au XIXème.[46]

University of Memphis

 


[1]Voir à ce sujet D. Stanton, “Classicism (Re)constructed: Notes on the Mythology of Literary History,” dans D. L. Rubin, éd., Rethinking Classicism, (New York: AMS Press,1989), 1–29.

[2]R. Saisselin, The Rule of Reason and the Ruses of the Heart, (Cleveland: Case Western Reserve University Press, 1970), 44.

[3] Se reporter, sur ce point, à J-M. Moureaux, « Voltaire juge des classiques : le chantre d’une accablante perfection ?, » dans S. Guellouz, éd., Postérités du Grand Siècle, Caen, Presses Universitaires de Caen (2000), 25.  D’après sa définition « fataliste » du génie classique, Voltaire soutient que la littérature ne s’avère pas susceptible de renouvellement, contrairement à la science, à l’histoire et aux arts plastiques.  D’où la nécessité de suivre les modèles classiques.

[4]« French Classicism : Dimensions of Application, » dans D. L. Rubin, éd., Rethinking Classicism, New York, AMS (1989), 87.

[5] Du vrai, du beau et du bien, Paris, Didier (1856), 220.

[6] Œuvres complètes, XI, Paris, Calmann-Lévy (1960), 375.

[7]Voir à ce propos D. Bertrand, Lire le théâtre classique, Paris, Dunod (1999), 4.

[8] A en croire R. Naves, l’originalité de l’ouvrage de La Harpe réside dans le fait qu’il représente « …le premier cours suivi d’enseignement supérieur en littérature française » (Le Goût de Voltaire, Genève, Slatkine [1967], 430).

[9] ¨, V, Paris, Depelafol (1825), 174, 234.

[10]Cours de littérature dramatique, I, Paris, Blanchard  (1825), 31.

[11]Cours de littérature dramatique, IV, Paris, Charpentier (1876), 416–18.

[12]Histoire de la littérature française, Paris, Firmin-Didot, 1849.

[13]L’idéal rhétorique d’aemulatio (c’est-à-dire, émulation) ou bien d’imitatio auctorem supposait une écriture mimétique, au même titre que le christianisme amène les fidèles à s’engager dans une imitatio christi.

[14]V. Houdard-Mérot, La Culture littéraire au lycée depuis 1880, Rennes, Presses Universitaires de Rennes (1998), 21.

[15] L. Fraisse, “La Littérature du XVIIème siècle chez les fondateurs de l’histoire littéraire, » XVIIème siècle, 218 (2003), 12.

[16] P. Aron et A. Viala, L’Enseignement littéraire, Paris, PUF (2005), 60.

[17]  V. Houdard-Mérot, 149.

[18]D’après J. Rohou: “Dans les histoires de la littérature publiées entre 1885 et 1950, l’espace consacré au XVIIème siècle est en moyenne supérieur de 43% à celui du  XVIIIème » (L’Histoire littéraire, Paris, Nathan [1996], 9).

[19]Se reporter à M. Foucault,  Folie et déraison ; Histoire  de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961.

[20]Histoire de la littérature française du XVIIème siècle, Paris, Nathan (1989), 246–47.

[21]Morales du grand siècle, Paris, Gallimard (1948), 146.  Bénichou s’en prend à cette distortion de la représentation de la norme par la suppression des élans naturels (25).  Fondée sur la contrainte et sur une vision restrictive de la norme, la morale rétrograde de la bourgeoisie du XIXème siècle a pris la relève de la morale aristocratique de l’Ancien Régime.  Somme toute, on avait affaire à une répression des élans naturels du moi.

[22] Cité par C. Falcucci dans L’Humanisme dans l’enseignement secondaire en France au XIXème siècle (Toulouse, Privat, 1939), 417.

[23] J. Calvet, Manuel illustré d’histoire de la littérature française, Paris, Gigord (1962), 189.

[24] J. Calvet, 190.  A en croire l’auteur, dans la mesure où l’Ecole visait à former de bons citoyens et de bons chrétiens, le paradigme culturel de la Troisième République s’appuyait sur l’enseignement confessionnel (191)

[25] Voir à cet égard D. Milo, « Les Classiques scolaires, » dans P. Nora, éd., Les Lieux de mémoire, II, (Paris : Gallimard, 1986), 528.

[26] J-F. Massol définit cette « pédagogie des modèles » en ces termes : « …à partir du principe de l’adéquation du Bon et du Beau, l’élève devait apprendre à tenir le discours moral que son sujet et la ‘matière’ de celui-ci lui indiquaient selon les règles formelles décrites dans les manuels de rhétorique » (De l’Institution scolaire de la littérature [1870-1925], [Grenoble : ELLUG, 2004], 85).

[27] Se reporter à H. Gillot, La Querelle des anciens et des modernes, Genève, Slatkine (1968), 311.

[28] Dans l’imaginaire républicain tel que le conçoit E. Lavisse, la gloire de Louis XIV ne fut possible que par le génie de ses ministres, Colbert en particulier.

[29] G. Hall, “Le Siècle de Louis le Grand: l’évolution d’une idée, » dans R. Duchêne, éd.  D’un siècle à l’autre : Anciens et Modernes, (Marseille : CMR 17, 1986), 45.

[30]R. Zuber, La Littérature française, T. 4 (Le Classicisme), (Paris : Arthaud, 1984), 78.

[31]“Le XVIIème siècle est probablement, de tous les siècles littéraires français, le plus indépendant de l’Antiquité.  Descartes fait table rase du passé ; Pascal ne connaît guère la pensée antique qu’à travers Montaigne » (« Le Classicisme, » dans R. Queneau, éd. Histoire des littératures, [Paris : Gallimard, 1968], 123).

[32] Ce sujet de composition insiste sur le fait que le règne de Louis XIV marque la coupure significative entre la féodalité et la modernité culturelle : « Expliquer et apprécier ces mots du poète Heine : ‘Racine est le premier poète moderne, comme Louis XIV est le premier roi moderne : dans Corneille respire encore le Moyen Age’ » (Licence ès lettres, Aix, novembre 1888) (A. Chervel, La Composition française au XIXème siècle dans les principaux concours et examens de l’agrégation au baccalauréat, [Paris : INRP, 1999], 56).

[33]“Eminemment visible et mémorable, la demeure royale excluait de sa proximité toute idée de barbarie, tout souvenir des anciennes fonctions militaire et judiciaire assignées à la monarchie, et dont les traces étaient encore présentes au Louvre et au château de Vincennes.   Scène conçue pour la pure cérémonie et figure palpable de la société de cour, Versailles misait lourdement sur le privilège d’être le modèle de la nation…  le château néo-classique préparait déjà… le moment, que la France n’allait pas connaître, où la monarchie et la noblesse devraient se contenter d’une fonction purement décorative.  Mieux, la distance entre la société de cour et le reste du royaume suggérait l’exemplarité fictive à un degré sans précédent » (T. Pavel, L’Art de l’éloignement, [Paris, Gallimard, 1996], 384–85).

[34] De même, la littérature française allait acquérir sa propre légitimité à l’Ecole républicaine.

[35]L’Ecole en France : XIX-XX siècle, (Paris : Hachette, 1992), 89–106.

[36]F. Morvan, La Distribution des prix. Les lauriers de l’école du XVIIème siècle à nos jours, (Paris : Perrin, 2002).  Dans un discours prononcé au Lycée Louis-le-Grand en 1883 (« Refouler les barbares »), Renan dit : « La race la moins cultivée sera infailliblement supprimée, ou, ce qui revient au même, rejeté au second plan par la race la plus cultivée » (113).  Partageant cette même perspective sur la « haute culture, » Durkheim s’exprime en ces termes : « Pourquoi la haute culture serait-elle accessible à tout le monde ?  Il suffit qu’elle s’établisse et qu’elle règne » (115).

[37] Dans la mesure où les auteurs canoniques témoignent des diverses qualités de la « race, » c’est-à-dire, de la culture française, leur accès serait inaccessible aux étrangers.  Brunetière met en évidence alors la conformité entre les grands écrivains et : «… les qualités les plus intérieures de l’âme nationale … Un chef-d’œuvre, un vrai chef-d’œuvre, en tout genre – une tragédie de Racine, un sermon de Bossuet, une comédie de Molière … --, c’est la source limpide, c’est le miroir inaltérable où plusieurs générations de Français se sont, l’une après l’autre, reconnues et complues en soi » (L’Idée de patrie, [Paris : Hetzel, 1896], 20).

[38]Voir à ce sujet M. Jey, La Littérature au lycée : Invention d’une discipline (1880–1925), (Metz : Centre d’Etudes Linguistiques, 1998), 64.

[39] Chervel, 28.

[40]Chervel, 474.

[41]Chervel, 109.

[42]Chervel, 325.

[43]Chervel, 316.

[44]La formule latine d’Aurus Gellus renvoie, plus précisément, à tous ceux qui échappent à l’obligation de payer des impôts sous l’empire romain.  Il convient de tenir compte aussi du rôle du mythe romain dans la formation idéologique de la res publica en France au XVIIème siècle.

[45] « Que fut le classicisme français?, » in Lectures classiques, (Charlottesville : Rookwood Press, 1996), 54.

[46]Je tiens à remercier Denis Grélé de m’avoir fait bénéficier de ses excellents commentaires d’ordre stylistique lors de l’élaboration de cet essai.

Author: 
Ralph Albanese
Article Citation: 
XIII, 2 (2011): 184–200
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